La fin d’une parenthèse enchantée ?
Publié le 30 octobre 2024
À l’approche des salons européens d’EICMA (du 7 au 10 novembre) et d’Intermot (du 5 au 8 décembre), les deux grand-messes planétaires de la moto, les nouvelles concernant l’état de l’industrie sont inquiétantes. Selon certains observateurs, si les grands constructeurs continuent de fermer les yeux sur la situation actuelle et ne prennent pas des mesures drastiques, on fonce dans le mur… sans ABS ni coussin gonflable !
Photos : Didier Constant et constructeurs
La moto est en crise. C’est désormais incontestable. Dans un marché mondial en hausse d’environ 0,7 %, l’Europe, l’Amérique du Nord et le Japon connaissent des baisses inquiétantes de leurs ventes, particulièrement dans le troisième trimestre 2024.
Les seuls pays qui semblent échapper à cette tendance sont l’Inde, le plus grand marché moto au monde, le Brésil et certains pays d’Amérique latine. Des contrées dans lesquelles la moto est un moyen de transport basique et économique — le prix moyen d’une moto y est inférieur à 4 000 $. À titre de comparaison, en occident, le prix de vente moyen d’une moto neuve est supérieur à 16 000 $. Dans ces marchés émergents, les ventes de motos (généralement de moins de 350 cc) connaissent une hausse de plus de 15 % dans certains cas.
En occident, plusieurs acteurs importants de l’industrie — KTM, Harley-Davidson, Indian — ont publié des rapports financiers alarmants au dernier trimestre de l’année 2024. Les autres constructeurs se maintiennent à flot pour le moment ou progressent légèrement, comme c’est le cas de BMW et de Ducati.
Mais pour KTM, qui était jusqu’à tout récemment citée comme un exemple de réussite, ou encore Harley-Davidson qui a connu une forte croissance dans les années 1980 à 2000, l’avenir s’obscurcit rapidement et on ne prévoit pas d’éclaircies à court terme.
Dans un récent communiqué de presse, Pierer Mobility AG, le groupe propriétaire de KTM, Husqvarna, GasGas et MV Agusta, a annoncé qu’il ne rencontrerait pas les objectifs qu’il s’était fixés pour 2024. Dès le début de l’année, la compagnie a pris des mesures drastiques : campagne de licenciement à son siège social, délocalisation d’une partie de la production et de la recherche en Inde (chez Bajaj) et en Chine (chez CFMOTO), réduction des dépenses, vente de certaines branches, comme la marque de vélos Felt et j’en passe. Mais, plus surprenant encore, le groupe Pierer est en train de dégraisser son conseil d’administration qui va passer de six membres à seulement deux, soit Stefan Pierer et Gottfried Neumeister qui restent respectivement directeur général et codirecteur général.
Les raisons invoquées pour cette mauvaise performance sont la faiblesse des ventes dans certains marchés cruciaux pour la firme autrichienne, dont l’Allemagne et les États-Unis où les ventes ont chuté drastiquement.
Même son de cloche chez Harley-Davidson qui a connu un troisième trimestre 2024 catastrophique avec une baisse de 39 % de ses expéditions de motos comparativement à la même période de 2023 (27 500 motos expédiées contre 45 300). En ce qui concerne les ventes mondiales de la marque américaine, elles sont en baisse de 13 % au troisième trimestre 2024 : -10 % pour l’Amérique du Nord, -23 % pour la région Europe/Moyen-Orient/Afrique et -16 % pour la région Asie-Pacifique. Seules les ventes de l’Amérique latine sont en légère hausse de 4 %. Cette chute s’accompagne d’une baisse conséquente des revenus d’exploitation, qui sont passés de 175 millions de dollars à 55 millions de dollars. Pas de quoi rassurer les investisseurs donc.
Pour ce qui est des ventes de LiveWire, l’entreprise dérivée de Harley-Davidson spécialisée dans les motos électriques, elles atteignent 99 unités livrées au troisième trimestre 2024. Ce chiffre inclut les vélos électriques pour enfants StaCyc. On est loin des prévisions optimistes de la compagnie, en 2021, qui pensait commercialiser 15 000 unités en 2024. Autant dire qu’on est loin du compte. Afin de baisser ses coûts, LiveWire réduira ses effectifs de 30 % d’ici à 2025 et déplacera ses activités de la Californie vers les installations de Harley-Davidson dans le Wisconsin. Retour à la case départ ?
Enfin, Polaris, la société mère d’Indian, a annoncé que les ventes au détail de ses motocyclettes avaient connu une baisse significative estimée entre 10 % et 15 %, soit une baisse plus importante que celle du marché nord-américain dans sa globalité. Polaris subit également une érosion importante de ses ventes de Slingshot, mais aussi un effondrement de son marché dans le secteur de la motoneige à la suite, entre autres choses, des hivers doux et sans neige des dernières années.
Le marché de l’équipement moto n’est pas épargné lui non plus, comme l’illustre la faillite de Chrome Burner, le géant néerlandais de la vente d’accessoires moto. À l’échelle mondiale, ce secteur souffre de stocks beaucoup trop importants après une période enthousiaste, mais surtout de l’effondrement des ventes d’équipements et d’accessoires étrangers, en Chine.
Les causes de cette hécatombe
Comme souvent, les causes sont multiples et multisectorielles. Attardons-nous à celles d’ordre économique, dans un premier temps. On commencera évidemment par citer la crise économique qui touche le monde occidental depuis 2023. Plusieurs pays, dont l’Allemagne et le Japon sont entrés en récession alors que d’autres comme les États-Unis ne vont guère mieux. Et la majorité des pays industriels font face à une hausse des taux d’intérêt, ce qui entraîne, pour les particuliers, une difficulté croissante d’obtenir des prêts à la consommation, mais aussi une anxiété financière aussi néfaste que l’écoanxiété.
Après la folie des achats (surtout en ligne) qu’on a connue durant la pandémie — les consommateurs qui étaient confinés dans leur environnement et ne pouvaient ni sortir ni voyager, ont investi dans des produits de loisir (bateaux, motos, VTT, véhicules récréatifs…) qu’ils pouvaient utiliser autour de chez eux — on assiste à un retour de balancier qui se manifeste par une frilosité des consommateurs à effectuer des achats discrétionnaires coûteux, ce qui explique en partie la chute des ventes de motos. Les consommateurs ont en effet cessé de dépenser leur argent durement gagné dans des jouets qui coûtent une fortune, en plus de se déprécier rapidement.
Comme je le notais plus haut, dans nos pays industrialisés, le prix de vente moyen d’une moto neuve est de 16 000 $, ce qui est énorme, d’autant que le nombre de motos vendues 20 000 $ et plus ne cesse d’augmenter. Les constructeurs essaient de nous vendre des motos de grosse cylindrée surpuissantes, suréquipées et dotées de technologies coûteuses que nous ne voulons plus ou ne pouvons plus nous offrir. Ils ignorent sciemment la demande grandissante du marché pour des motos de petite et moyenne cylindrées, ou des motos plus grosses, mais simples et abordables. Conséquemment, il est très difficile aujourd’hui pour un jeune ou une personne à revenu moyen — la clientèle qui a permis à l’industrie de croître dans les années 1960 à 1990 — d’acheter une moto fusse-t-elle usagée. Au fil des ans, l’offre dans le créneau des motos neuves abordables s’est réduite comme une peau de chagrin.
Comme si cela ne suffisait pas, les manufacturiers continuent à inonder le marché de nouveaux modèles (souvent de simples évolutions de modèles existants) alors que leurs concessionnaires doivent gérer des inventaires élevés qu’ils financent à coup de taux d’intérêt élevés. Comme après la crise financière de 2008, certains ont encore en inventaire des motos neuves de deux ans ou plus sur lesquelles ils ont payé des intérêts cumulés ridicules qu’ils ont de la difficulté à brader sans perdre énormément d’argent.
Puisqu’on parle des jeunes, l’industrie dans son ensemble — pas seulement Harley-Davidson — les ignore et ne leur donne aucune raison de s’investir dans la moto. Elle préfère vendre des motos hors de prix et ultra sophistiquées aux baby-boomers — qui ont fait sa fortune durant les dernières décennies — dont le nombre décroît au même rythme que leur capacité physique à maîtriser des machines devenues trop lourdes, trop hautes et trop puissantes. Mais aussi dont les moyens financiers s’amenuisent au fur et à mesure qu’ils vieillissent et dépensent leur pactole sans compter.
Enfin, il y a les causes sociétales et environnementales. Contrairement à l’âge d’or de la moto, il est difficile aujourd’hui de profiter de nos motos sur notre réseau routier en déconfiture et sur lequel une répression de plus en plus forte s’exerce. Les radars se multiplient, leur champ d’action va bien au-delà du simple contrôle de vitesse (ils peuvent désormais contrôler le bruit, l’usage du téléphone au volant, le défaut du port de la ceinture, dans les autos) et l’électronique devient progressivement un moyen de surveillance accrue. D’où l’intérêt croissant pour le hors route et l’explosion du créneau des aventurières qui, à son tour, attise la convoitise des pouvoirs publics et est menacé d’interdits. Certains pays, comme l’Autriche par exemple, mais il y en a d’autres, interdisent carrément la pratique du tout-terrain à l’ensemble des véhicules.
Et l’avenir ?
À moyen terme, l’industrie motocycliste va devoir analyser en profondeur les raisons de ses déboires récents et chercher à se réinventer. Arrêter de s’adresser à une clientèle fantasmée qui n’a rien à voir avec la réalité actuelle. Elle va devoir s’adapter aux nouvelles réalités économiques, démographiques, environnementales et sociétales. Et mieux analyser les demandes du marché afin de trouver le moyen de séduire une nouvelle clientèle en adoptant des mesures inédites qui répondent à ses besoins autant qu’à ses moyens.
L’industrie dans son ensemble est un tournant décisif de son histoire. Son avenir pourrait dépendre de sa capacité à reconnaître et à corriger ses erreurs avant qu’il ne soit trop tard. Sinon, à défaut de s’adapter, elle va mourir. À moyenne échéance, son avenir ne se jouera plus dans les pays industrialisés, mais dans les pays émergents. La parenthèse enchantée s’est définitivement refermée.
Sources : communiqués de presse de BMW, Harley-Davidson, Indian Motorcycles, Groupe Pierer