Partir pour partir, vers un avenir plein de risques et de promesses…
Publié le 14 février 2024
Ce texte est une réédition d’un édito que j’ai écrit en février 2019, auquel je n’ai changé aucune virgule et avec lequel je suis toujours en plein accord.
Photos @ Didier Constant, Eric Malherbe
Rêver, lire, écrire… Trois formes de voyage statique qui me permettent de fuir les rigueurs de l’hiver québécois et de découvrir des mondes lointains sans sortir de chez moi.
Dehors, les pelleteuses et les souffleuses s’affairent à ramasser les 40 cm de neige tombée au cours des dernières 24 heures. La plus grosse tempête de l’hiver pour le moment. Une armée parfaitement rodée s’active en ordre pour que les citoyens puissent aller au boulot sans délai. Les chenillettes dévalent les trottoirs glacés à toute allure, dans un vacarme infernal. On dirait les panzers de l’Afrika Korps de Rommel dans le désert de Libye. Depuis mon bureau douillet bercé par les rayons du soleil de février, j’observe ce ballet mécanique et j’erre dans mes rêveries. Je me promène à la manière du Voyageur immobile de Giono qui « fait ses premiers voyages vers ces pays de derrière l’air, dans la vieille épicerie, échouée, toute de guingois dans un coude de la ruelle », à Manosque, en Provence, où il a passé son enfance et une partie de sa vie adulte. L’imagination comme carburant de l’évasion. Comme matière pour créer des mondes nouveaux.
Personnellement, je ne peux bien écrire que quand je suis seul. La nuit, quand tout le monde dort. Ou le jour, seul dans mon bureau désert, téléphone et internet en berne. Quand j’ai le loisir de réfléchir à voix haute. Dès qu’il y a du monde dans mon antre, je redeviens l’animal sociable et urbain que la plupart d’entre vous connaissent. Je suis un solitaire grégaire. Pas un ermite. J’aime le contact des gens, tant que je conserve la faculté de m’enfuir à ma guise. Pour retourner dans ma tanière d’ours mal léché ou prendre la route vers des paradis perdus. La solitude est un don du ciel, pas un fardeau. Surtout quand elle est choisie. Elle favorise les silences éloquents. Les soliloques. Les rêves éveillés.
En fait, dès qu’on est deux dans un même endroit, on communique, on échange, on partage, on se compare, on se challenge, on se confronte. On s’agite plutôt que l’on réfléchit. On dé-pense !
C’est certainement pour cette raison que j’aime tant rouler seul à moto. À mon propre rythme. Sans avoir à me mesurer à quiconque. Sans devoir faire de compromis ni de compromissions. En conservant ma capacité d’émerveillement et en profitant pleinement de l’instant et du décor. Situation unique et fugitive que l’on ne revivra pas à l’identique, malgré nos vaines tentatives de la reproduire. La vie est une succession de moments d’extase furtifs, chapelet d’îles paradisiaques éparpillées dans un océan d’ennui. Ce sont la rareté et la fugacité de ces instants qui les rendent magiques et qui sont le sel de la vie. Sinon, ils deviendraient une banale routine dont nous chercherions à nous évader artificiellement.
Voyager est ma façon d’exorciser mes démons et les tabous que la société moderne cherche à nous imposer. C’est fuir un monde hystérique où l’on étale sa vie impudemment sur les réseaux sociaux, lieux de non-partage où l’on se regroupe par affinité de pensée. Un monde sans complexité dans lequel l’autre est l’ennemi, la diversité et la pluralité des maladies de l’esprit, au même titre que la peste et le choléra au Moyen-Âge. Un monde où le « sensibilisme » fait office de nouvelle religion dont les icônes sont d’angéliques chats blancs aux yeux bleus. Où le sauvetage d’une baleine échouée sur le rivage suscite plus d’empathie que la mort de milliers d’enfants sur les plages de la Méditerranée.
Voyager, c’est faire un pied de nez à la mort, compagne fidèle qui nous suit tout au long de notre parcours, une main sur notre épaule, bienveillante et qui nous invite, au moment qu’elle juge opportun, à faire notre dernier grand voyage en sa compagnie. Comme le dit si bien Giono : « Croyez-vous que la Nature, reine d’équilibre, serait tant dépensière, si la mort était vraiment une destruction ? Elle est un passage. Elle est une force de transformation comme la force qui hausse, abaisse et balance les vagues de la mer. »
La liberté est pour moi une nécessité inhérente, un besoin vital. Qui s’accompagne de l’envie insatiable de bouger. Je suis un mystique athée à la recherche d’un idéal inatteignable. Je crois à la raison humaine, à la force du langage, expression d’une immanence sublime qui nous libère du statut de mouton bêlant marchant inexorablement vers l’abattoir pour se mettre à l’abri du loup.
Je réfute le concept même de sécurité — c’est pourquoi je suis farouchement opposé à l’électronique embarquée sur nos motos — qui n’est qu’une tentative de la société de nous contrôler et de nous asservir. C’est l’expression puérile d’un besoin de refuge qui tourne à l’urgence et à l’hystérie collective. La sécurité, pensée aujourd’hui comme une vertu — tout le monde sait qu’on ne peut pas être contre la vertu — est en fait un totalitarisme. Un carcan moral et sociétal dont le but est de nous mettre à l’abri de tout danger, de tout risque. Surtout de celui de vivre. C’est une forme d’autocensure insidieuse. Depuis le début du 21e siècle, nous avons troqué nos libertés individuelles contre une paix de l’esprit illusoire, afin de nous prémunir du terrorisme. Avec le résultat que l’on connaît aujourd’hui. « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux, » écrit Benjamin Franklin.
Le risque n’est pas un délit, pas plus que la mort n’est un scandale. Contrairement à ce qu’on veut nous faire croire. Elle peut être une injustice, parfois, mais ça, c’est un autre débat. La journée où nous devrons, comme en patins à roues alignées, porter un casque, des gants et des protections homologuées pour simplement marcher dans la rue ou errer dans la campagne, à la façon d’un « promeneur solitaire », sous la surveillance oppressante de nos téléphones intelligents, nos rêveries auront alors des airs de cauchemars. Nous aurons perdu notre dernière bribe de liberté.
Si j’avais le choix, j’aimerais mourir dans l’exercice de ma passion, comme un acteur sur scène, à l’instar de Molière. Heureux et serein. Mourir à moto, comme ultime acte de foi. Comme célébration de la vie. C’est pour cette raison que j’aime tant les courses sur route (TT de l’Île de Man) et que je ne peux me résigner à condamner les pilotes qui y prennent part.
La vie est absurde. Il faut en rire et la vivre pleinement. Aucun de nous ne sortira vivant de ce merdier, c’est garanti ! Alors, arrêtons de nous prendre la tête. Mangeons ! Buvons ! Baisons ! Aimons ! Embrassons ! Partageons ! Sans arrière-pensées. Promenons-nous au soleil ! Sautons dans l’océan ! Disons ce que nous ressentons ! Soyons fous ! Soyons bizarres ! Soyons authentiques ! Soyons vivants ! Avant qu’il ne soit trop tard.