Ou comment rester fidèle à ses rêves d'enfant
Publié le 20 mai 2015
Peut-on rester fidèle à ses rêves de jeunesse, ou du moins à l’esprit de ceux-ci, tout en choisissant une vie moins idéalisée, moins glorieuse? Et donc vieillir heureux, sans trahir l’enfant qui sommeille en nous?
Quand j’avais 10 ans, j’ai voulu, tour à tour, être Roland à Roncevaux, Christophe Colomb, Saint-Exupéry ou Rimbaud. Un héros épique, un aventurier, un as de l’aviation doublé d’un écrivain talentueux ou un poète génial. J’avais des rêves de grandeur, mais pas de rêves de conquête ni de domination. Bizarrement, je n’ai jamais songé à devenir un sportif de haut niveau (trop trivial), un politicien (trop machiavélique), un acteur (trop narcissique) ou un requin de la finance (trop malhonnête). Pas plus que je n’ai voulu devenir un conquérant; je n’ai pas l’âme d’un Alexandre Le Grand, d’un Attila, d’un Napoléon ou d’un Hitler.
Puis, au fur et à mesure que j’avançais dans la vie, mes ambitions rapetissaient, comme la route à l’horizon qui finit par devenir un point minuscule. Invisible. Mais se poursuit au-delà de notre regard.
De mes rêves d’enfant, j’ai gardé le souvenir de l’exaltation que provoquaient chez moi les exploits de mes héros, ou de l’émotion que je ressentais à la lecture des chefs d’œuvre de mes écrivains favoris.
Aujourd’hui, je me contente d’être journaliste moto, ce qui m’autorise à écrire — le mieux possible, mais sans jamais dépasser le statut d’écrivaillon —, de piloter les plus belles motos du monde sur route et sur piste, mais aussi de mimer mes nouveaux héros — Rossi, Marquez ou Quartararo — dont je parviens péniblement à imiter les poses en photo. Pour ce qui est d’approcher leurs performances en piste, il y a longtemps que je ne me fais plus d’illusion. Je suis à des années-lumière de leurs chronos, ce qui ne m’empêche pas de ressentir une certaine fierté à rouler sur les mêmes pistes qu’eux sans avoir l’air complètement nul. On se satisfait de peu, que voulez-vous?.
Pourtant, parfois j’ai le sentiment d’avoir trahi mes rêves d’enfance. De compromis en compromission. De renoncement en abandon. De guerre lasse. Je ne rêve plus d’accomplir de grandes choses, ni de laisser une œuvre en héritage. Je me contente seulement de laisser une trace dont je n’aurais pas à rougir à l’heure du bilan.
Quand je regarde certaines des photos que j’ai réalisées au cours de ma carrière, je me dis que j’ai quand même un bon œil et un regard original, à défaut d’un talent véritable. Il faut savoir rester humble et ne pas chercher à se comparer aux Henri Cartier-Bresson, Robert Capa et autres Robert Doisneau de ce monde. Même chose quand je relis certains de mes anciens articles. La maîtrise de la langue est bonne, les idées sont claires et précises et le style est potable. Suffisamment pour me considérer journaliste, mais pas auteur, pas Saint-Exupéry et encore moins Rimbaud.
En revanche, même si je n’ai découvert aucun nouveau pays ni aucune civilisation disparue, j’ai parcouru une bonne partie du globe à moto. J’ai même fait « un petit détour par la Lune » à l’occasion… Lune de miel. Lune d’argent. Lune que j’ai essayé de décrocher plus souvent qu’à mon tour, sans jamais y parvenir. L’astre sélène reste solidement accroché à la voûte céleste et je me contente désormais de le montrer du doigt. Ou de hurler à son intention, comme le coyote ou le loup solitaire. Sans résultat.
Au cours des 40 dernières années, j’ai accumulé des centaines de milliers de kilomètres à moto. En Europe, en Amérique, en Asie, en Afrique, en Océanie. Les seuls continents où je n’ai pas posé mes roues sont l’Arctique et l’Antarctique. J’ai parcouru le monde en vrai voyageur, sans plan établi et sans intention d’arriver quelque part. « L’important ce n’est pas la destination, c’est le chemin », prétend l’adage. Et le chemin, je le connais. Je suis un vagabond, au sens Kerouacquien du terme. Même si j’ai un domicile fixe. Je ne mendie pas, mais j’erre. Je découvre. Je me déplace à l’aventure. Je mords la vie à pleines dents. Je m’abreuve à la source de l’amitié, ne ratant aucune chance de faire de nouvelles rencontres.
Le vagabondage est mal vu dans beaucoup de sociétés occidentales. Dans certaines, c’est même un délit puni par la loi. Dans la plupart des dictionnaires, les définitions des mots « vagabond » ou « vagabondage » ont une connotation négative. Pourtant, à mon avis, le vagabondage représente la noblesse de l’Homme. Sa capacité à abandonner toute possession matérielle pour partir à la découverte du monde, de l’autre, de soi.
Quand j’étais jeune, ma mère me répétait souvent : « Va à l’école, étudie et apprends un métier, si tu ne veux pas devenir un vagabond ». Pour elle qui était orpheline et avait passé sa jeunesse dans un foyer, la maison et la famille étaient des valeurs refuges. La route et le voyage des dangers, même si elle avait de lointaines origines tziganes. Et la pire chose qui pouvait arriver à ses fils était qu’ils deviennent romanichels. En bon fils sage, je l’ai écoutée. Je suis allé à l’école, j’ai étudié. J’ai même été instituteur dans une autre vie, un métier dont elle était très fière, mais cela ne m’a pas empêché de devenir un vagabond. Au sens où l’entendait Jack Kerouac dans « Sur la route » ou dans « Les clochards célestes ». Comme quoi on n’échappe pas à son destin.
Je ne suis jamais aussi heureux que lorsque je bourlingue. Sans itinéraire. Sans horaire. Sans but précis. Même si j’ai besoin de rentrer chez moi régulièrement. De retrouver ma femme, mon fils, mes proches. De retremper mes racines dans la source de ma vie.
L’errance requiert une âme légère, mais un corps endurant et résistant qui peut encaisser toutes les douleurs et les souffrances. Aujourd’hui, ma colonne vertébrale est un véritable cactus, plantée d’épines. Du cou au bas du dos, elle n’est qu’une plaie vive, une douleur omniprésente. Pourtant, rien ne peut m’empêcher de voyager. C’est un besoin impératif, aussi bien physique que psychologique. J’en ai besoin, comme un toxico a besoin de sa dose, même si celle-ci le rapproche un peu plus de l’échéance, de la déchéance. Si je reste longtemps sans rouler, je m’ankylose, je me sclérose, je me délite. Je me mets à broyer du noir. À ne plus voir la vie en rose. Il faut être aigri, amer pour dénigrer la vie. Et heureux pour la célébrer. Bien dans sa peau! Et c’est ce à quoi je tends. Même si je n’y parviens pas tout le temps.
Pour paraphraser Ralph Waldo Emerson, « je ne vais pas là où le chemin peut me mener. Je vais là où il n’y a pas de chemin et je laisse une trace ». Une trace furtive, une trace mnésique, une trace fugitive. En espérant que quelqu’un la découvre un jour et décide de la suivre à son tour.
Enfant, je voulais être un artiste. Et j’ai presque réalisé mon rêve, une histoire à la fois, une photo à la fois, un voyage à la fois. Je n’ai pas atteint la notoriété de mes idoles de jeunesse et ça ne me dérange pas vraiment. Pour être franc, je m’en fiche. Et cela ne fait pas la moindre différence. J’ai la satisfaction de poser des gestes artistiques, à l’occasion, et c’est déjà beaucoup. Ça flatte mon âme utopiste. « Un rêveur est celui qui ne trouve son chemin qu’au clair de lune et qui, comme punition, aperçoit l’aurore avant les autres hommes, » écrivit Oscar Wilde. Il s’agit d’une citation sublime et d’une définition qui me convient tout à fait.