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...le risque aussi, malheureusement !

Texte: Didier Constant — Photo: © Dave Beaudoin

En fait, il n’en est rien. Aujourd’hui, 42 ans plus tard, ma passion a décuplé. Avec l’expérience, le plaisir que j’éprouve à moto s’exprime différemment, certes, mais avec encore plus d’acutesse. J’ai acquis une expertise qui me permet aujourd’hui de savourer pleinement l’éventail des situations que je rencontre à moto. Que ce soit sur route — je parcours bon an mal an 40000 km par saison — ou sur piste, même si je me suis mis à cette discipline relativement tardivement, ce que je regrette, bien entendu.

Pourtant, plus nous accumulons d’expérience et plus nous sommes confrontés aux dangers, aux aléas de la circulation, aux accidents. Quand je prends la route, j’essaie de profiter au maximum de chaque instant, comme si c’était le dernier. J’analyse avec plus d’acuité et de lucidité les risques auxquels je suis amené à faire face au quotidien. Et j’ai le sentiment de faire entièrement corps avec ma moto, comme si nous ne formions qu’une seule et même entité.

La gomme de mes pneus se désintègre à chaque tour de roue, kilomètre après kilomètre, laissant sur l’asphalte de fines billes de caoutchouc, traces tangibles de mon passage sur Terre. Plus je roule, plus mon pneu se dégrade. Jusqu’à s’user complètement et me laisser en rade si je ne le remplace pas à temps. Pour moi, c’est pareil. Chaque sortie  me rend plus vivant, plus heureux, mais plus vulnérable aussi. Je m’approche chaque fois davantage de ma destination finale. C’est inéluctable, ne m’en déplaise !

À chaque périple, mon âme s’étiole un peu plus, me donnant parfois l’impression de se disperser en lambeaux le long du parcours. Sans laisser de trace visible. Sans rien montrer de concret au terme du voyage, si ce n’est une nouvelle ride, une nouvelle cicatrice, une nouvelle réminiscence. Et des joies indescriptibles. Des moments où je navigue entre exaltation et extase, où je frôle le bonheur, le divin ! Difficile de raconter ces instants de grâce à quelqu’un qui ne les a pas expérimentés. Ils font partie du domaine de l’intime et s’inscrivent dans mon code génétique qu’ils modifient de façon durable. Il y a aussi ces rencontres furtives, ces moments d’éternité que je partage  avec des amis chers ou de parfaits inconnus et qui finissent par peupler ma vie, mes rêves, mon imaginaire. Qui donnent un sens à cette fugue illusoire en forme de dérobade.

«Pour un plaisir, mille douleurs,» disait François Villon. Et ma carcasse vieillissante ne peut lui donner tort. Les courbatures d’antan sont devenues douleurs chroniques que même les meilleurs anti-inflammatoires ne peuvent masquer.

Vivre pour rouler ou rouler pour vivre… la distinction entre les deux est parfois ténue, sauf que si je ne roulais pas, je mourrais assurément. En m’adonnant à ma passion, je pars peut-être à petit feu, mais je suis heureux et libre. Car il n’est pas question de vivre sédentaire, de devenir esclave de la routine. «Le plaisir nous fait oublier que nous existons, l’ennui nous le fait sentir,» disait Saint-Foix.

Je me sens parfois comme un chat qui aurait épuisé six de ses vies et qui essaierait d’allonger la dernière qu’il lui reste au-delà du raisonnable. Retarder l’échéance un peu plus longtemps, jouir de l’instant encore un peu. Une dernière fois. Pour le fun !

Quand il ne me restera plus que 21 grammes à perdre, j’espère que mon âme inusable, enfin libérée des contraintes temporelles et terrestres, reprendra la route et poursuivra mon périple jusqu’à la fin des temps. Je lui souhaite alors de trouver une sœur avec qui partager ses souvenirs et ses plaisirs. Car plaisir non partagé n’est plaisir qu’à moitié. 

34 réponses à “Le plaisir croît avec l’usage…”

  1. Anne

    Dieu que c’est beau…
    Mais dieu que c’est triste, aussi…

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  2. Didier Constant

    Merci Anne. Tu sais, ça n’est pas si triste que ça. En tout cas, je ne me sens pas triste, ni en le vivant, ni en l’écrivant. Et savoir que ce texte te plait me mets du baume au cœur. 😉

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    • Anne

      Alors tant mieux ! <3

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    • Anne

      Je t’ai relu. Aidée par tes mots, me donnant un autre regard. J’y ai vu la même beauté,le même plaisir,la plénitude de ta vie… en y gommant la tristesse.
      Dieu que c’est beau, je maintiens. !

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      • Didier Constant

        Mille mercis, sincèrement!

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  3. André

    Belle écriture monsieur Constant
    je me permet de partager

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    • Didier Constant

      Merci, pour le compliment et pour le partage. 😉

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  4. Yvon Leclerc

    Pour avoir sensiblement le même âge que toi Didier (1954) ton texte me pousse à rouler plus de km que je ne le fais, mais les douleurs ne m’ont pas encore pris moi. Lolll

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    • Didier Constant

      Ça viendra Yvon, ça viendra! Ah, ah, ah 😉

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      • Alexandre AMORTILA

        Alors Didier ? un coup de fatigue?
        Né en 1953, mon prochain stage sur circuit au Vigeant est pour la semaine prochaine 🙂
        A te lire, on dirai que tu lis dans ma pensée, mais un conseil: à partir de 50 ans, on ne compte plus et on s’amuse au jour le jour,
        D’accord?
        Alexandre ( de Normandie, France)

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        • Didier Constant

          Amuse-toi bien au Vigeant la semaine prochaine Alexandre! Et profite de chaque instant à fond!

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  5. joe

    Très beau texte, merci.

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  6. Alain Paquin

    Moi-même étant un passionné de la moto et ayant beaucoup de similitudes avec vous (âge/expérience sur les motos etc…), j’ai trouvé que le texte est touchant tout en étant passionnant à lire.
    Bravo!

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  7. Eric M

    Mon avis à 10 sous: Ne pas mettre de mots sur des expériences aussi précieuses. Les garder à l’état brut car les mots engendrent les maux et les mots à moto on tôt fait étouffer toutes motions aux émotions. Elles s’enlisent, se cristallisent et de toute liberté nous dégrise.
    Bien à vous.

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  8. Charles

    Je n’ai pas de mot pour décrire la sensation lorsque je lis un texte sur ce site. Chacun de ceux-ci sont travaillés pour être différent de ce que je pourrais lire ailleurs. Tout simplement bravo!

    Étant motocycliste assez jeune encore, un écrit comme celui de Didier me pousse à modifier ma vision des choses pour continuer de rouler et de profiter de chaque moment. Au diable les comportements dangereux, bonjour le long terme.

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  9. Marc Racine

    Comme un pneu qui se dégrade durant son périple, nous laissons nous aussi notre trace sur cette Terre. Nous laissons notre trace à ceux et celles avec qui nous vivons quotidiennement ainsi qu’à ceux et celles que nous croisons durant notre propre périple. Comme une belle trace de caoutchouc laissé par un pneu arrière de MotoGP dans une courbe, notre trace se doit d’être aussi impressionnante afin que ceux et celles qu’on a croisés se disent WOW! ça c’est HOT!

    On se dégradent peut-être un peu de l’extérieur Didier, mais au fil du temps, à l’intérieur, on accumule des tonnes de souvenirs, des moments mémorable, des histoires à raconter, etc… mais plus encore, des amis qui partagent cette même passion qui nous envahi depuis des années.

    Que serait une vie s’il ne s’y passait jamais rien de mémorable?

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  10. Georges MELA

    Emouvant parce que réaliste, mais le plaisir que l’on prend sur nos machines, sur toutes ces routes que nous offre notre vieille France, est carrément divin. Gainsbourg chantait « Dieu est un fumeur de Gitanes », moi j’ai envie de dire « Dieu est un pilote de bécane ».
    A chaque sortie l’esprit du motard s’enrichit de nos points communs et surtout de nos différences, ce que ne peuvent comprendre ceux qui sont coincés dans leur caisse lors des retours de W.E.
    Tes propos me rappellent une vieille pub pour un baume que le publicitaire avait orienté tennis, et qui disait « on sort du court gagnant et on se retrouve courbatu ». Et bien pour le motard ce sont les deux à la fois, gagnant à chaque tour de roue et courbatu ensuite, mais peu importe.
    Je suis même certain que l’âme du motard pèse plus de 21g.

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    • Didier Constant

      Merci Georges, pour ce commentaire grandement apprécié.
      Au plaisir de te rencontrer, un de ces qautres 😉

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  11. Pierre G.

    Lu, approuvé, partagé.
    Merci Didier !

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    • Didier Constant

      Mille mercis 😉

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  12. Chris leRouleux

    Salut Didier,
    Tu as vraiment une très belle plume… J’ai adoré ton texte et je m’y reconnais à bien des égards.
    Merci

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    • Didier Constant

      Merci Chris… il va falloir une ride ensemble un de ces quatre… maintenant que tu as une moto «pas de millage» 😉

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  13. Y. Pétrole

    je fais l’andouille, comme ça, mais .. j’apprécie au plus haut point ta sensibilité qui contaminerait un non-motard .. (ouais .. au féminin, ça fait condiment)
    merci pour cette profondeur si touchante, Didier

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    • Didier Constant

      Ça me touche vraiment Yapud! Merci (en essuyant une petite larme) 😉

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  14. Y. Pétrole

    (bon, on va peut-être arrêter de se toucher ?! :D) )

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  15. Michel C

    J’aurais aimé écrire ce texte, avoir votre talent pour le faire.
    Je suis un modèle ’49 et je partage entièrement vos propos.
    Bonne route, lâchez pas, on se revoit au ciel (ou au salon de la Moto).

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    • Didier Constant

      Merci Michel et à bientôt sur la route ou au Salon 😉

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  16. Michel Bilodeau

    Merci Mr Constant
    Je suis un model 1951 de Montréal, j’ai toujours le même plaisir à rouler, pour ce qui est de votre texte à un certain moment je pensait relire Coluche, c’est très bien d’écrire se grand plaisir.

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    • Didier Constant

      Merci Michel et au plaisir de vous (re)lire. À bientôt, sur la route!

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  17. Jean-Jacques Simard

    Bonjour M. Constant,
    Vous êtes un amoureux des deux-roues, scooter ou moto, tout le contenu de votre texte en témoigne admirablement bien. Votre écrit suinte le bonheur de rouler à moto, un bonheur qui nous fait oublier tous les nombreux tracas, petits et grands, de la vie quotidienne. Que de belles choses vous avez dites, un vrai poème à la gloire de celles et ceux qui roulent à moto ou à scooter.
    Je vous souhaite d’être habité par cette passion pour de longues années encore et, qui sait, peut-être que, de l’autre côté, il y encore de plus belles routes à découvrir. C’est ce que je nous souhaite à nous tous, passionnés de moto ou de scooter.
    Merci beaucoup pour ce cadeau d’écriture.

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  18. Didier Constant

    Merci à tous, particulièrement à ceux que je n’ai pas remercié personnellement. Le temps file tellement vite en ce moment et j’ai tellement de choses en route. Continuez de m’écrire, ça me fait toujours extrêmement plaisir de lire vos commentaires ou de répondre à vos questions, le cas échéant.
    Salutations motocyclistes à tous!
    Didier

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  19. F Pacou

    Cher Didier,

    Merci de ces motos qui se posent tout naturellement sur mes sensations et sentiments.
    Si la gomme s’étiole, l’âme s’enrichit comme pour confirmer que rien ne perd…

    Keep on riding mate !
    François

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  20. Pierre Simard

    Votre texte est bien ce que je ressens moi aussi sur ma moto. Bravo pour la justesse de votre propos ! J’ai soixante-treize ans et je roule une ST1300 et une CBF 600, selon les circonstances et mes états d’esprit. Et c’est de plus en plus agréable. Allez savoir pourquoi… eh bien, votre texte l’explique en grande partie.

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