L'indépendance a un prix que nous ne sommes pas prêts à payer!
Sur un forum sur lequel je surfe occasionnellement, des internautes ont relancé le sempiternel débat sur l’indépendance des journalistes moto. Sous prétexte que nous sommes invités par les constructeurs à des lancements de presse à l’étranger, nous serions partiaux et asservis aux intérêts de l’industrie. Une rengaine mille fois ressassée qui a des relents de jalousie et annonce une vindicte imminente. Le plus comique c’est que notre indépendance intellectuelle et notre intégrité sont mises en doute par des individus qui avouent candidement vouloir être à notre place — pour quelle raison, je me le demande? —, et ne pratiquent pas eux-mêmes la vertu au quotidien. En quoi ces personnes sont-elles habilitées à donner des leçons de morale à qui que ce soit?
Néanmoins, le débat, même s’il n’est ni nouveau, ni original, mérite d’être tenu.
La grande majorité des journalistes, moi le premier, préfèrerait organiser ces lancements hivernaux plutôt que d’y être invité. Ainsi, nous pourrions fixer le lieu et la date de ces événements à notre convenance, mais surtout planifier leur déroulement selon nos préférences, notre sensibilité, notre horaire et notre budget. Nous pourrions aussi donner libre cours à notre imagination et faire preuve d’une plus grande originalité.
Pourtant, si l’idée est séduisante en soi, elle est utopique, car complètement irréalisable, même pour les médias les plus fortunés. Aucune revue de moto, pas plus en Europe qu’aux États-Unis et à plus forte raison au Québec — tiers-monde de la moto —, n’a les ressources financières pour tenir à ses frais une vingtaine de lancements hivernaux par année. Il y a des limites au devoir d’information.
C’est pour cette raison vénale, je vous l’accorde, mais implacable, que depuis la fin des années soixante-dix, TOUS les constructeurs organisent des lancements de presse durant la saison morte. Car celui qui parviendra à informer ses clients potentiels avant le début de la saison, mais surtout avant qu’ils aient dépensé leur magot chez leur concurrent, raflera la mise. Aucun d’eux n’a envie, ni n’a intérêt à se lancer dans une guerre d’influence ou de favoritisme dont les journalistes seraient l’enjeu. Ce serait d’autant plus inutile que seules les compagnies les plus riches sortiraient gagnantes de l’exercice. De plus, les constructeurs n’ont nullement besoin que les journalistes les flattent pour savoir qui convier à leurs prises de contact. Ce n’est pas ainsi que le système fonctionne. Les responsables du service presse des constructeurs sélectionnent les journalistes qu’ils invitent en fonction de l’importance, de la qualité et de la légitimité de leur lectorat ou de l’adéquation de celui-ci avec le produit présenté. Jamais en raison de leur sympathie pour la marque ou le produit.
Personnellement, en plus de 25 ans de carrière, je n’ai jamais subi de pression de la part d’un constructeur pour parler en bien de ses produits. Ni lors d’un lancement, ni lors d’un essai. En revanche, j’ai eu droit à quelques discussions enflammées à la suite de la publication d’un article perçu comme partial (c’est le mot utilisé par les constructeurs dont les produits ne sont pas à la hauteur des attentes qu’ils ont créées, et le même qui est repris par les propriétaires mal avisés d’une moto que nous avous l’outrecuidance de critiquer. Vous noterez l’ironie de la situation au passage). Mais aucun constructeur ne m’a fait miroiter la possibilité d’être invité à un lancement en échange d’une couverture favorable. J’aurais de toute façon refusé, comme la plupart de mes confrères dignes de ce nom, car nous respectons un code d’éthique strict auquel nous avons adhéré volontairement. Le seul capital d’un journaliste, en dehors de son talent, si talent il y a, c’est sa crédibilité. Laquelle n’est pas à vendre.
En fait, le véritable problème n’est pas tant la participation des journalistes aux lancements que le financement de la presse, en général et de la presse écrite, en particulier. En 2011, très peu de médias, pour ne pas dire aucun, ne peuvent prétendre vivre uniquement des revenus de leurs abonnements ou de leurs ventes en kiosques. Dans ce contexte les revues de motos spécialisées ne peuvent pas se payer le luxe de snober la publicité. Il faut savoir qu’au Québec, le lectorat moyen des magazines de moto est en général inférieur à 5 000 lecteurs (25 000 au Canada).
Au début des années 80, on estimait que la part des revenus d’un magazine provenant de la publicité ne devait pas dépasser 40 % de ses revenus globaux, au risque de nuire à la qualité éditoriale. Aujourd’hui, en raison de l’érosion du lectorat, ce pourcentage est largement supérieur et peut représenter près de 80 % des revenus totaux de certains titres. La situation s’est donc dégradée à tout point de vue. Dans le cas de la presse gratuite, le contenu est complètement dépendant de la publicité. Et pourtant, les lecteurs ne semblent en faire aucun cas. Ils accordent malgré tout leur confiance aux journaux gratuits, alors que ceux-ci sont plus à même de subir des pressions éditoriales de la part de leurs annonceurs que quiconque. Un paradoxe difficile à saisir. Un de plus, me direz-vous!
Pour un webzine comme motoplus.ca, qui ne reçoit aucun subside de ses lecteurs — en passant, notre lectorat est supérieur au lectorat combiné de toutes les revues moto imprimées au Québec —, la publicité est vitale. Cependant, elle suffit à peine à couvrir nos frais. Chaque essai que nous réalisons coûte entre 1 000 et 3 000 $ (essence, frais de reportage et salaires inclus). Et je ne parle pas des essais sur circuit qui sont hors de prix en raison des frais de location de la piste et des autres dépenses encourues, pneus, carburant, équipements, ambulance, etc.… Multipliez ce montant par le nombre de motos testées et vous verrez que ça commence à chiffrer. Même chose pour les reportages à l’extérieur que nous défrayons intégralement. Vous comprendrez aisément, au risque de vous déplaire, qu’il est hors de question pour nous d’organiser nos propres lancements de presse, surtout quand on sait que chacun d’entre eux peut coûter de 5 000 à 10 000 $ en fonction de la destination choisie, de la moto impliquée et de la logistique mise en œuvre. Nous n’avons d’autre choix que d’accepter les invitations qui nous sont faites, comme nos concurrents d’ailleurs, ce qui ne nous empêche pas de rester intègres. À moins de décider de rester à la maison, afin de sauvegarder notre indépendance et de laisser à d’autres moins scrupuleux le soin de vous informer… J’ironise, bien sûr!
En revanche, si vous voulez faire un don à motoplus.ca, à hauteur de 500 $ par année, afin que nous soyons totalement indépendants des constructeurs et des publicitaires, j’accepte l’offre avec joie et je vous promets en retour le plus beau webzine au monde. Avec un beau calendrier format géant et un agenda photo en prime! Et des cadeaux à Noël! Et là, je suis sérieux!
En dépit de l’aspect glamour de notre métier, nous exerçons une profession dans laquelle la précarité règne. Au cours des dernières années, nous avons assisté à une paupérisation du métier de journaliste. Aujourd’hui, le nombre d’entre nous occupant un poste permanent, au sein d’un journal ou d’un grand groupe de presse, a rétréci comme une peau de chagrin. En fait, nous sommes peu nombreux à vivre décemment de notre plume — ou de nos images, dans le cas des photographes — quand nous pouvons en vivre tout court. Et ceux qui ont un poste permanent ne sont pas à l’abri des éditeurs peu scrupuleux à l’appétit vorace. L’exemple du lock-out du Journal de Montréal est éloquent à ce sujet. Ce qui me choque dans ce dossier c’est que si les lecteurs avaient cessé d’acheter un journal réalisé par des briseurs de grève et des agences fantoches, les salariés du quotidien montréalais, autrefois fierté du Québec, auraient obtenu gain de cause. Et nous y aurions gagné un meilleur journal.
À l’heure d’Internet, la gratuité est devenue la priorité et elle supplante dans les faits la qualité de l’information au palmarès des préoccupations des lecteurs, même s’ils prétendent le contraire. Les revues et les journaux qui ont tenté l’expérience du payant sur la Toile se sont plantés lamentablement. Car nous sommes trop nombreux à favoriser une information approximative, réalisée à l’étranger par des gens sous-qualifiés dont nous ne pouvons attester l’éthique de travail, à une information locale, mais payante. Trop nombreux aussi à piller Internet — téléchargement illégal de films, de musique, de photos —, sans montrer le moindre respect pour la propriété intellectuelle ou les droits d’auteur. En la matière, il est plus facile d’accuser les grands studios ou les maisons de disques de nous voler et les artistes de profiter du système, comme le font sans vergogne notre premier ministre fédéral et une certaine classe politique. Plus facile aussi de réclamer des journalistes qu’ils agissent en preux chevaliers, qu’ils assurent à leurs frais l’indépendance journalistique qui nous semble essentielle, mais pour laquelle nous ne voulons pas payer. Qui sommes-nous pour réclamer des autres une vertu que nous ne pratiquons pas nous-mêmes?
Au risque de paraître baveux, je dirais que l’indépendance a un prix que nous ne sommes pas en mesure de payer et que nous n’avons aucun droit d’exiger des autres dans les conditions actuelles. Il faut être conséquent et assumer nos choix!