Highway to Hell!
Quand j'ai ramassé notre Ducati d'essai, à Port Perry, en banlieue est de Toronto, elle était quasiment neuve. Elle affichait à peine 200 kilomètres au compteur et se pavanait dans sa robe blanche qui lui sied à ravir. Ainsi vêtue, elle avait l'air moins voyante, moins vulgaire que dans son fourreau rouge qui moule ses lignes provocantes. Elle semblait plus classieuse, dirais-je.
Encore endolori par un voyage aller de 600 km en provenance de Montréal, aux commandes de sa sœur sportive, la 1198, une monture qui n'est pas à proprement parler l'archétype de la moto confortable, j'appréhendais le retour. Notre tête-à-tête avec la Streetfighter ne débutait pas sous les meilleurs auspices. Je m'attendais à prendre une autoroute pour l'enfer, pour paraphraser AC/DC.
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Dans les grandes courbes rapides, La Streetfighter est rivée à l'asphalte. |
Avant mon départ, tout le monde m'avait mis en garde. « Tu vas en chier! Tu vas voir, la selle, c'est mortel! » J'avais mal au séant par anticipation. Mais ces mises en garde étaient exagérées. Pour commencer, aucune des personnes qui ont tenté de me décourager n'avait essayé la Streetfighter sur une longue distance auparavant, comme c'est souvent le cas dans ce genre de situation. Ils ne faisaient que répéter bêtement ce qu'ils avaient lu dans certains magazines, ou entendu chez des concessionnaires de marques concurrentes, sans l'avoir vérifié eux-mêmes. En ce qui me concerne, et après plus de 1 700 km au guidon de la Ducati, je n'ai pas trouvé la selle si inconfortable que ça. C'est la même, à quelques détails près, que celle de la 1198, et sans être aussi confortable qu'un siège de Goldwing, elle est dans la moyenne. Ni plus, ni moins. Son plus gros défaut vient du fait qu'elle n'offre pas la possibilité de changer de position facilement. Et que ses arêtes sont saillantes.
Sur la longue et rectiligne 401, le problème est plutôt causé par la position de conduite très radicale. Laquelle n'incite pas à enrouler, c'est le moins qu'on puisse dire. L'assise est relativement haute (840 mm). Cependant, l'assiette de la Streetfighter est réglable, comme sur la 1098, ce qui permet d'abaisser ou de surélever l'arrière au besoin. Et donc de rendre la direction un peu plus nerveuse ou un peu plus lente, selon le cas. Le guidon cintré en aluminium, bien qu'il soit positionné au-dessus du té de fourche supérieur, est placé relativement bas. Du coup, le pilote est basculé vers l'avant et le poids qui repose sur ses poignets est important. L'ankylose n'est pas loin. Et on bénit rapidement le manque de protection de la machine qui permet de réduire la pression sur le haut du corps et, par conséquent, sur les poignets. En revanche, en conduite sportive, sur route ou sur piste, cette position permet de bien charger l'avant et de découper les trajectoires avec une précision chirurgicale.
L'étroitesse relative de la Streetfighter permet au pilote de bien poser les deux pieds au sol à l'arrêt. Par contre, le repose-pied droit est placé trop près de la plaque de protection de l'échappement laquelle vient en contact avec le talon de votre botte. En conduite sportive, il est difficile de placer le pied droit dans une position idéale et confortable.
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La Streetfighter fera ressortir votre côté hooligan. |
Le châssis de la Streetfighter utilise le cadre treillis en tubes d'acier de la 1098. Mais il a été modifié au niveau de la colonne de direction et sa chasse n'est plus réglable comme sur les modèles SBK. Sa géométrie a été ralentie dans le but d'accroître la stabilité. La chasse qui s'établit à 25,6 degrés est supérieure d'un degré et le déport passe de 97 mm sur la Superbike à 114 mm sur la Streetfighter. Le bras oscillant plus long allonge l'empattement de 35 mm, à 1 475 mm. Ces changements renforcent la stabilité de la Streetfighter qui reste pourtant étonnement agile. Faisant osciller la balance à 169 kilos à sec, la Ducati n'est pas plus lourde que la Monster 1100, mais elle est propulsée par un moteur qui est nettement plus puissant et crache 155 chevaux.
Le twin en L de 1 099 cc dérivé de la 1098 et non pas de la récente 1198, affiche un comportement typique des sportives de la marque de Borgo Panigale et est affligé des mêmes défauts. À commencer par une injection électronique Marelli à un seul injecteur un peu brutale, jumelée à une démultiplication trop longue. Du coup, la machine broute furieusement en bas de 3 000 tr/min. Si c'est surtout en ville qu'on s'en plaindra, on déplorera également ce manque de souplesse sur l'autoroute, pour peu qu'on essaie de respecter les limitations de vitesse. À 110 km/h en sixième, le moteur tourne aux alentours du régime fatidique et il faut soit accélérer, soit descendre un rapport, pour réduire les à-coups. Il suffirait de mettre une couronne plus grosse de quelques dents pour minimiser le problème, lequel est vraiment fatigant à la longue.
Le tableau de bord numérique issu de la sportive est hyper complet et lisible, mais quand on veut changer l'affichage des données, remettre le totalisateur journalier à zéro, par exemple, ou encore afficher l'heure, c'est un véritable parcours du combattant. Il faut presque sortir le mode d'emploi pour y parvenir. Pas vraiment commode en roulant…
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Dans les virages serrés, la Streetfighter refuse de se coucher tout de suite. Il faut la forcer un peu dans le virage pour qu'elle s'exécute. |
Civile, mais pas urbaine
Arrivé à Montréal après trois arrêts pour faire le plein de carburant et me dégourdir les jambes, j'ai pu vérifier à quelque point cette moto radicale n'était pas à l'aise en ville. On dirait un pitbull qui tire sur sa chaîne, prêt à bondir à la moindre occasion, mais que son maître retient d'une poigne de fer. Dans la circulation urbaine, on reste sur les rapports inférieurs pour éviter le comportement rugueux du moulin. Par contre, un simple coup d'accélérateur permet de s'extraire du trafic en un tournemain.
Conçue pour l'Europe, où elle peut se faufiler entre les files de voitures, voire emprunter les couloirs de bus, la Streetfighter s'ennuie à mourir dans la circulation dense des cités nord-américaines. Prisonnière d'une conduite qui défie le bon sens et qui nie aux deux-roues la possibilité de mettre leurs avantages en valeur (maniabilité, agilité, légèreté), la Ducati rechigne. Son moteur chauffe, broute, vibre.
Dans cet environnement castrateur, la Ducati illustre la difficulté des sportives à s’y comporter avec civilité. Il lui est presque impossible de rouler pépère, sur un filet de gaz. Chaque sortie ressemble à un match de boxe thaï entre deux poids plume. Elle devient alors physique, brutale et radicale. Et, à moins de se transformer en hooligan et de conduire à la limite de la décence, il est difficile de s'amuser en ville. Pour s'amuser, il faut sortir l'artillerie lourde : wheelies, stoppies et travers de porc, tout l'attirail du parfait « cascadeur ». Mais dès lors, vous évoluez en pleine illégalité.
Le salut réside alors dans la fuite. Il faut absolument quitter la métropole par les routes tortueuses et sombres, traverser la banlieue en un éclair et rejoindre la verdoyante campagne à la recherche de routes sinueuses où la Ducati pourra enfin laisser sa vraie nature s'exprimer.
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Urbaine de look, la Streetfighter n'est pas à l'aise en ville. |
Bagarreuse des rues ou rat des champs
Habituellement, la campagne rime avec les champs fleuris, les vaches qui broutent en regardant passer les trains, les petits oiseaux qui chantent et les rivières qui clapotent en traçant leur cours entre monts et vallées. Mais, il suffit que vous plantiez une Streetfighter dans ce décor bucolique pour que tout change. Soudainement, la seule chose qui vous préoccupe c'est la qualité de l'asphalte, l'adhérence du revêtement, la physionomie du tracé que vous voudriez semblable à celui d'un circuit de MotoGP, avec vibreurs et grandes zones de dégagement, la variété des paysages. La tranquillité pastorale en prime.
Voir la Ducati comme un véhicule de balade champêtre tient du contre-emploi. C'est comme si vous demandiez à George Clooney d'interpréter Séraphin. La Streetfighter est un authentique roadster sportif — la nouvelle catégorie phare en Europe —, une moto conçue pour l'attaque. Une machine dont le moteur explosif est secondé par un châssis intègre, rigide, mais agile à la fois. Physique à emmener dans les enchaînements rapides ou dans les épingles, la Ducati a tendance à vouloir résister à la mise sur l'angle, un comportement que l'on parvient en partie à minimiser en augmentant la précontrainte du ressort, la compression et la détente aux deux extrémités. Si la Streetfighter ne se couche pas facilement, ce n'est pas parce qu'elle est prude. C'est seulement que sa géométrie de direction, qui est moins sportive que celle de la 1198, réduit sa vivacité. Il faut la forcer un peu dans les virages serrés pour qu'elle daigne s'exécuter. En revanche, elle compense cette réticence relative par une stabilité à toute épreuve dans les grandes courbes rapides où elle est rivée à l'asphalte. Son châssis affûté permet alors de rouler à un rythme vraiment élevé. L'amortisseur de direction dépourvu de réglages permet de contrôler les mouvements intempestifs de la direction qui pourraient survenir quand on pousse la Ducati dans ses derniers retranchements sur chaussée dégradée. Au fur et à mesure que la vitesse augmente, la direction s'allège et devient neutre.
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Rouler relax avec la Streetfighter relève de la gageure. |
Dans sa version de base, la Streetfighter est équipée d'éléments de suspensions signés Showa. À l'avant, la fourche réglable dans tous les sens reçoit de nouveaux tés, avec pontets de guidon solidaires et des silent-blocks intégrés au té supérieur. À l'arrière, le mono-amortisseur est réglable en compression, en précontrainte et en détente. Les ajustements de suspensions sont relativement fermes, ce qui contribue à la stabilité de la moto, mais nuit au confort sur les routes québécoises dont la qualité laisse à désirer. Sur chaussée dégradée, le pilote est rapidement secoué. Et sa colonne vertébrale est mise à rude épreuve au passage des bosses.
Les freins avant sont identiques à ceux de la 1198. Il s'agit de deux disques Brembo de 330 mm de diamètre, pincés par des étriers monoblocs, à fixation radiale, à quatre pistons. Une pression légère à deux doigts est suffisante pour ralentir la Streetfighter. Mordants dès la phase initiale du freinage, ils sont très puissants tout en restant faciles à moduler. À l'arrière, le simple disque de 245 mm pincé par un étrier à double piston n'est pas aussi efficace, mais n'a pas tendance à bloquer la roue arrière.
Même s'il manque de souplesse, le V2 Testastretta est très coupleux. Il tire avec force dès les bas régimes pour exploser entre 6 000 et 10 000 tr/min. Il est admirablement servi par une boîte de vitesses douce et précise, dont les rapports s'engagent positivement et passent à la volée en douceur. L'embrayage à sec sous carter étanche en magnésium est transparent à l'usage, mais l’effort au levier est relativement ferme. Ce qui est surtout notable en ville, dans la circulation dense. De plus, le frein moteur est important et il faut faire preuve de doigté pour le jauger efficacement.
Les pneus Pirelli Diablo Corsa III offrent une excellente adhérence sur route comme piste, même en freinant tard sur l'angle. Une coche en retrait par rapport aux Diablo Supercorsa SP de dernière génération, ils sont cependant excellents.
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Dans sa robe blanche la Streetfighter est sublime. Très classe! |
Voyageuse sportive ou Supersport apte au voyage?
Bien que l'on ne demande pas à un roadster sportif de la trempe de la Streetfighter d'être une Goldwing, on est en droit de se questionner sur son potentiel réel comme machine de voyage. En ce qui concerne ses aptitudes au duo, disons qu'elles sont réduites à leur plus simple expression. La Ducati n'est pas faite pour la vie de couple. La place réservée au passager, sous le capot arrière de la selle, est ridiculement petite et dénuée de confort. Elle peut s'adapter à des balades occasionnelles avec un passager, tout au plus. Pour ce qui est d'installer des bagages, il faut, là encore, être prudent. Le réservoir ne peut pas recevoir de sac magnétique, mais une sacoche universelle à sangles, uniquement. À l'arrière de la selle, on peut arrimer des sacoches cavalières ou d'autres types de bagages souples, à condition qu'ils soient de contenance modeste.
Pour ce qui est du traitement réservé au pilote, tout dépendra de ce dernier et de son seuil de tolérance à la douleur. En ce qui me concerne, j'ai effectué plusieurs longs voyages aux commandes de la Ducati sans aucun problème. Mais aux dires de plusieurs de mes collègues et amis, je ne suis pas une référence en la matière.
Nous dirons donc que le rôle premier de la Streetfigthter n'est pas de traverser l'Amérique en tout confort, avec armes et bagages. Mais qu'en cas d'absolue nécessité, elle pourrait le faire. Ce qui est le cas de beaucoup de machines en l'occurrence.
Un caractère de feu dont on ne peut se passer
Sur la piste d'Ascari, la Ducati Streetfighter nous avait bluffés. Il s'agit d'une 1098 dotée d'un guidon plat, une authentique sportive, radicale et performante. Mais qui ne soumet pas votre corps à des tortures indues. Sur route, son tempérament radical est un avantage ou un inconvénient selon l'environnement dans lequel elle est utilisée. En ville, elle fait de son mieux pour cacher son tempérament fougueux, comme sur l'autoroute d'ailleurs. Sur les routes secondaires, elle révèle tout son potentiel. Malgré son caractère exclusif, et bien que plusieurs Ducatisti lui prèféreront la Monster 1100 pour un usage quotidien, la Streetfighter satisfera les sportifs dans l'âme à la recherche d'une moto performante, mais moins radicale qu'une 1198, par exemple. Elle justifie pleinement l'intérêt que les roadsters sportifs connaissent en Europe. Il reste à voir si la mode finir un jour par s'implanter en Amérique du Nord. |