« Éditos

Une question à laquelle il n’est pas toujours aisé de répondre

Photos © Didier Constant

Au fur et à mesure que j’avance en âge, je m’isole involontairement des autres — à moins que ce soit les autres qui s’isolent de moi, allez savoir —, et pourtant, je suis un animal éminemment social. Cette tendance à se recroqueviller — physiquement et mentalement — comme pour se protéger de la solitude et des vicissitudes de la vie, est largement répandue chez les aînés, même si c’est une erreur. En effet, rien n’est plus dangereux que de rester seul quand on est vieux. Rien n’est plus sclérosant. Il faudrait au contraire s’ouvrir au monde, s’entourer de sa famille et de ses amis. S’en faire de nouveaux. Vivre replié sur soi est une petite mort et « quand on est mort, c’est pour longtemps ». Sans retour possible.

Pour moi qui suis athée et rationnel, il est difficile d’admettre l’importance qu’exerce sur moi l’éducation judéo-chrétienne que j’ai reçue de mes parents, mais aussi de la société dans laquelle j’ai grandi. J’ai du mal à accepter cette dichotomie qui me fait nier l’existence d’une force surnaturelle qui régirait mon destin et à la fois craindre ses foudres. Je me surprends à redouter d’être heureux de peur d’attirer le regard divin sur moi et devoir en payer le prix un jour. Vous avouerez que c’est bête pour quelqu’un qui se prétend intelligent, libéré, saint d’esprit, hédoniste.

Ainsi, quand je reçois des fleurs, j’attends toujours le pot. C’est plus fort que moi. Ce qui explique ma méfiance innée à l’égard des compliments, des flatteries et des honneurs. Le bonheur est suspect, condamnable même. En tout cas, quand je suis heureux, je me sens coupable, comme si ça n’était pas mérité. Le bonheur rend paradoxalement la peur — du malheur, de la maladie, de l’accident, de la solitude, de la mort — omniprésente.

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Un instant de bonheur lors de mon dernier voyage en Europe — principalement dans les Alpes — avec des amis, en septembre dernier

Quoi que je fasse, j’ai toujours le sentiment que mes actions, bonnes ou mauvaises, me poursuivront dans ma vieillesse ou dans une autre vie. Sauf que je ne pense pas qu’il existe d’autres vies, à part celles dont on rêve et qui ne se matérialisent jamais. Je doute que la grande majorité des hors-la-loi, des salauds et des profiteurs aient à payer le prix de leurs infamies. Pas de leur vivant en tout cas. Tout juste doivent-ils apprendre à vivre avec leur conscience, ce que certains n’ont aucune difficulté à faire. Demandez aux politiciens comment ils s’en sortent. Je doute également que le mérite soit récompensé. Il n’y a pas de justice, seulement de la chance.

L’homme est le seul être vivant sur Terre qui s’étonne de sa propre existence et cherche à lui donner un sens. Parce qu’il est un animal métaphysique, comme le disait Arthur Schopenhauer, il veut des réponses aux questions existentielles qu’il se pose. L’ironie, c’est que moins l’homme est intelligent, moins l’existence lui semble mystérieuse et moins il se questionne. Toute chose lui paraît porter en elle-même l’explication de son pourquoi et son comment. Théorie également développée par Descartes et synthétisée par Coluche : « L’intelligence est la chose la mieux répartie chez l’homme parce que quoi qu’il en soit pourvu, il a toujours l’impression d’en avoir assez vu que c’est avec ça qu’il juge. »

Le sens de la vie ou l’interrogation sur l’origine, la nature et la finalité de l’existence ne cesse de tarauder l’esprit humain. C’est la base de la métaphysique. « Donner un sens à sa vie, » comme l’exposa Nietzsche à la fin du 19e siècle est une interrogation millénaire, mais elle débouche souvent sur un constat d’impuissance, d’absurdité. Comme l’affirme le Dalaï-Lama lui-même : « La vie n’a pas de sens, mais il faut donner un sens à sa vie ». Ce que je m’efforce de faire au quotidien, mais pas toujours avec succès.

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Contrairement à Nietzsche qui disait que « la vie ne vaut d’être vécue que si on a des buts à atteindre », Albert Camus prétend que les âmes lucides et entraînées peuvent trouver un sens à leur passage sur terre et jouir dans cette plénitude. « Le monde est beau, et hors de lui point de salut ! »

En fait, je me demande s’il n’existe pas des prédispositions génétiques à éprouver le plaisir et le bonheur. Pour tout dire, je suis intimement convaincu que certains individus sont physiologiquement programmés pour être moins sensibles à la souffrance, aux maladies, au vieillissement. Que certains sont imperméables à l’empathie, à l’altruisme ou aux scrupules.

Selon les jours et mon humeur volatile, j’oscille entre ces dispositions d’esprit. Parfois immodérément optimiste, parfois dérisoirement pessimiste, la plupart du temps froidement réaliste. Quelques fois, quand je suis fatigué d’être moi, j’aimerais devenir un autre qui aurait moins de difficulté à porter la joie de vivre en soi. Qui serait plus léger. Plus patient. Une maxime affirme que deux choses nous définissent dans la vie : la patience dont nous faisons preuve quand nous n’avons rien et l’attitude que nous affichons quand nous avons tout. Mon problème c’est que bien que je sois patient, je ne le suis pas longtemps.

Aujourd’hui, je sais plus clairement ce qui me rend heureux, en dehors de partager mon temps avec ceux que j’aime. J’ai des petits bonheurs : la moto, le ski, le badminton. Des activités qui me font apprécier la vie et passer le temps plus vite, plus agréablement. Et puis j’ai des enchantements. L’écriture, la photographie. Des passions qui donnent un réel sens à ma vie et me convainquent de traîner les pieds un peu plus longtemps sur Terre avant de partir. « L’art permet à l’homme d’échapper à sa finalité, de devenir éternel et de s’inscrire dans l’immortalité, » disait André Malraux. À moi donc de faire de ma vie un art et de l’apprécier pleinement. De m’en émerveiller. De faire toujours ce qui me rend le plus heureux. Le bonheur, c’est ici et maintenant. Voltaire ne déclarait-il pas : « Le paradis terrestre est là où je suis » ?

7 réponses à “Être ou ne pas être… heureux ?”

  1. Georges MELA

    Une analyse personnelle et introspective à travers les auteurs, pour continuer à penser sa vie et vivre sa pensée et s’appliquer le ‘hic et nunc’ nietzschéen, vivre l’ici et maintenant.
    Parce qu’il n’y a rien d’autre.
    Amitiés
    Georges

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  2. Benoît Bernier

    Vraiment bien aimé lire ton analyse personnelle sur ce que l’on vit tous en état conscient ou inconscient. Je crois qu’être heureux ça se cultive, chaque jour. On peut tout avoir ou ne rien avoir du tout mais c’est comment on aborde ce que nous avons(pas seulement matériel bien sûr) qui détermine ce que nous serons. Je crois aussi qu’être heureux seul, c’est un peu un utopie. Donner, partager, aimer font un peu pas mal partie de l’équation, n’est-ce pas.

    Merci

    Benoît

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  3. Denis G

    Hey ! C’est songé, mais j’aime beaucoup. Merci pour ce texte !
    J’ose un peu de ma propre « pensée », si c’est permis ici, à qui veut l’entendre, sans prétention aucune:
    La vie fraie son chemin, inexorablement. Jamais on ne peut réussir à juger du moment, sur le moment, et trop peu bien, le lendemain. Les constats, après des décennies, voir siècles, et plus… Là on peut établir une matrice. Autrement ? Le constat qui nous sied, qui nous fait avancer, durer, revenir, progresser… Qu’il soit fait sous un angle, ou un autre, voir invalide pour l’autre et l’autre… boff.. Comme on dit, icitte: Tant-k’sa marche. Même … Pas de constat, pantoute… Là ou perso, j’avoue, j’ai plus de misère, c’est de trouver ma place (parfois) dans la Société, en dehors de réussir à gérer mon calme intérieur, en dehors de mes introspections. Société = même à un niveau plus rapproché, vs la Famille, parfois. Aussi, on vieilli, on accumule des expérience, on vit dans des situations différentes, à mesure, donc… on s’adapte, et … ça peut faire détonner un choix du jour vs d’avant.

    D.G.

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  4. Pierre G.

    En gros, l’inquiétude qu’on a tous : Que faire et comment se comporter pour ne pas devenir un vieux con insupportable ?

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  5. Pascaline

    Merci Didier pour ce texte.
    Cela m’inspire que tout est dans l’équilibre des différentes facettes de l’existence et que cet équilibre est à trouver pour chacun d’entre nous et il varie au cours de la vie… pas facile!

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  6. francis Gagnon

    l équilibre n existe pas. toujours en recherche, l échelle du moine.
    arrivé en haut tu vois la lumiere et tu tombe, pour mieux remonter.

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  7. francis Gagnon

    Selon Confucius, un seul grain de riz. Peut faire penchée la balance.

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