Et si on allait au Stelvio ?
Publié le 5 février 2018
En septembre dernier, j’ai eu le privilège de guider le huitième voyage annuel de Motoplus, en France, auquel ont participé six lecteurs du Québec et de l’Ohio. Pour cette édition, l’itinéraire décrivait une boucle de 2700 km autour de Valence en passant par la Drôme, les Gorges du Verdon, la Côte d’Azur et les Alpes, avec un détour en Italie et en Suisse par le fameux col de Stelvio. C’est ce qu’on appelle prendre le chemin des écoliers...
Photos : Didier Constant, Patrick Laurin, Bill Keiss
À la fin de l’été, le sud-est de la France est un endroit béni des dieux, même en montagne. La température dépasse régulièrement 22 degrés et il pleut rarement. Pour l’occasion, seulement deux pilotes — Patrick et Richard — avaient déjà participé à cette aventure auparavant. Les autres, c’est-à-dire Claude, Pete, Rich et Bill, se joignaient à nous pour la première fois. Des « p’tits nouveaux », malgré leur longue expérience de conduite. Pour Rich et Bill, nos deux amis américains, il s’agissait de leur premier séjour en France. Dépaysement garanti !
La moto, véhicule de mes émotions
Arrivé trois semaines avant mes camarades, pour mes vacances annuelles, je profite d’un séjour idyllique sur la Côte d’Azur où je passe une semaine mémorable à explorer l’arrière-pays et ses routes enchanteresses au guidon de la Honda Africa Twin DCT que m’a prêtée Honda France. Une machine taillée sur mesure pour ce genre d’aventure, particulièrement avec son kit de bagages optionnel.
La moto est mon principal moyen de locomotion. Le seul qui me rende entièrement disponible aux autres et ouvert à partager de nouvelles expériences. Elle me permet de goûter toute la beauté du monde, mais aussi de réaliser combien la vie est fragile. Il m’est arrivé à plusieurs occasions de frôler la mort, ne l’évitant que par chance ou par instinct. À moins que ce ne soit l’expérience ? Dans ces moments-là, on se sent réellement vivant. Et on apprécie la vie à sa juste valeur.
À moto, j’ai vécu des instants quasi mystiques, avec l’impression étrange de m’observer rouler dans un décor de rêve. Comme si j’étais mon propre ange gardien, spectateur privilégié de mon bonheur. J’ai connu aussi une foule de moments merveilleux durant lesquels je me sens en symbiose avec le monde, parfaitement connecté à mon environnement.
Aujourd’hui, ce genre de sensations est considéré comme un plaisir coupable. Le zèle sécuritariste et l’appât du gain de nos élus, alimentés par la virulence des groupes de pression et l’apathie des usagers mettent à mal notre passion par la multiplication des mesures iniques et inefficaces qu’on nous impose. Parfois, j’ai l’impression de rouler avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. D’être sans cesse espionné. Sans cesse jugé. Pour ce qui est du sentiment de liberté que la moto est supposée véhiculer, on repassera.
C’est un beau roman, c’est une belle histoire !
Les vacances sont terminées. Je quitte Toulon le samedi 26 août, vers trois heures du matin afin de remonter à Valence en évitant les embouteillages monstres annoncés par Bison Futé. C’est le week-end du retour des aoûtiens. Des centaines de kilomètres de bouchons sont annoncés au nord de Marseille et d’Aix-en-Provence, autant sur l’Autoroute du Sud que sur les principales nationales qui remontent vers Lyon et Paris.
À cette heure matinale, la température est fraîche et le trafic inexistant. Le seul inconvénient, c’est l’obscurité. Malgré l’éclairage de l’autoroute, je vois mal. Il faut dire que mon acuité visuelle nocturne est moyenne. J’ai de la difficulté à estimer convenablement les distances ainsi que les déplacements des autres véhicules et mon champ de vision est réduit. J’ai beau regarder au-delà de la portée de mes phares et réduire la vitesse, je ne parviens pas à bien décoder la route. J’ai l’impression de voir en 2 D. Sans profondeur de champ.
Au même moment, Patrick, qui est arrivé à Orléans la veille, se dirige à plein pot vers le Sud pour me rejoindre à notre hôtel de Valence où nous retrouverons nos amis le dimanche matin. Lui aussi est parti tôt, bien qu’il soit à contresens du trafic des vacanciers.
Aux commandes de l’Africa Twin, je roule à 130 km/h. À ce rythme, la consommation se maintient aux alentours de 6,0 L/100 ce qui me donne une autonomie d’environ 300 km. De quoi atteindre ma destination sans devoir ravitailler en route. Ou alors à la toute fin, à l’aire de Montélimar, la plus grande d’Europe, question d’entamer la journée de dimanche avec un réservoir plein (en France, beaucoup de stations à essence sont fermées le week-end et je préfère ne pas ravitailler dans les stations automatiques afin de ne pas porter les frais sur ma carte de crédit).
J’arrive à l’hôtel à 6 h 15. Je m’offre une sieste jusqu’à midi. Après une bonne douche, je descends à la terrasse du restaurant pour attendre Patrick. Il se pointe à midi trente, en trombe, dans un bruit d’échappement indescriptible. Je sais que c’est lui qui arrive sans même le voir. Son voyage s’est bien déroulé, mais il a dû faire un arrêt en chemin après avoir perdu une vis de son levier de frein. Il a effectué une réparation de fortune qui tiendra le coup durant tout le voyage.
Salut les copains !
Le lendemain, nos compagnons d’aventure arrivent à la gare de Valence après un vol direct Montréal-Lyon et un transfert en bus. Ils sont fourbus, mais contents d’être enfin à destination. Et ravis de voir que le soleil et la chaleur sont au rendez-vous, comme promis. Il fait près de 30 degrés depuis plus d’un mois et on n’a pas vu une goutte d’eau. Une fin d’été magnifique, idéale pour cette balade à moto dans les Alpes.
Après une journée de repos réparateur, nous allons chercher les motos de nos collègues chez Motostop, l’agence de location avec laquelle nous faisons affaire depuis des années. Pascal, le propriétaire, est un ami personnel et il nous traite aux p’tits oignons. On ne peut plus vraiment parler de relation d’affaires dans ce cas-ci. Vers 10 h, nous sommes prêts à prendre la route.
Il y a quelque chose de magique dans le fait de voyager à moto avec des amis. Un sentiment de communion et de plénitude qui ne peut pas vraiment être mis en mots. Qui ne peut être partagé qu’avec quelqu’un l’ayant déjà expérimenté. La passion est difficile à expliquer à une personne qui y est étrangère.
Home Sweet Drôme
La première partie de notre parcours nous fait traverser la Drôme, notre terrain de jeu favori depuis près d’une décennie. Une région magnifique qui offre des panoramas aussi variés que sublimes. À Die, capitale de la Clairette, vin mousseux réputé, nous arrêtons faire le plein et le point. Question de vérifier que tout le monde est à l’aise avec la monture qu’il a choisie. C’est le cas pour tous, à l’exception de Claude qui éprouve de gros problèmes de tenue de route avec la Thriumph Bonneville T120 qu’il a réservée. C’est en effet la moto la moins adaptée à notre type de conduite, plutôt rapide et sportif. La Bonnie tortille du cul, tremble de l’avant et frotte passablement en virage. Il se demande comment elle se comportera en montagne, sur les petites routes viroleuses négociées à un rythme soutenu. Néanmoins, il décide de la conserver, même si nous sommes assez près de Valence pour pouvoir encore changer de machine.
À midi, nous arrêtons déjeuner à Luc-en-Diois. Un seul restaurant est ouvert et le propriétaire ne semble pas enchanté de nous accueillir. « Vous auriez dû réserver ! », nous dit-il sur un ton désagréable, alors que nous sommes ses seuls clients. Apparemment, il n’aime pas les motards. Je lui rétorque alors que nous pouvons déjeuner ailleurs, ce qui le calme immédiatement.
Curieusement, quand on voyage en groupe, il est plus difficile de socialiser que lorsqu’on est seul. On est moins disponible car le groupe nous procure de nombreuses interactions et se suffit souvent à lui-même. Il est d’autant plus impressionnant qu’il est important. Si la meute rassure ses membres, elle intimide ceux qui n’en font pas partie.
Une fois restaurés, nous reprenons notre périple. À deux minutes au sud, sur la route de la Provence, nous arrivons au Claps, un site né de l’écroulement d’un flanc de montagne du pic de Luc. Ce lieu touristique incontournable de la Drôme vaut le coup d’œil. En plus, il est sur notre chemin. Donc pas besoin de faire de détour.
La route de Nice que nous suivons désormais passe par Sisteron, Digne-les-Bains et Entrevaux pour arriver à Sospel, notre destination pour les deux prochains jours. Cette route est un vrai régal ! Elle zigzague entre les reliefs de la Drôme Provençale, du Lubéron et du Parc du Verdon en traversant des décors de carte postale. L’air chaud du sud chargé d’arômes de lavande et de romarin nous caresse les narines et nous réchauffe la couenne. Le chant des cigales se mêle à celui des échappements dans une mélopée envoûtante. Un ravissement des sens. À Sisteron, nous faisons une pause, question de nous désaltérer et d’admirer le paysage qui est magnifique.
Le chemin jusqu’à Sospel s’effectue sans problème, après un arrêt à l’aire de Roquebrune, pas très loin de la frontière italienne. Le soleil est bas et inonde la baie de Monaco. Il est 18 h. Il fait encore chaud. Au loin, Vintimille et la Riviera italienne scintillent de mille feux dans la lumière orangée du soleil couchant. Des bateaux de croisière et des voiliers luxueux dansent sur les eaux calmes de la Méditerranée tandis que des ombres tentaculaires enveloppent progressivement le paysage et l’attirent irrémédiablement du côté obscur.
Sospel, dans les Alpes maritimes, est un village médiéval pittoresque situé à 20 minutes au nord de Menton et de Monaco. On y accède par une route montagneuse sinueuse à souhait qui nous donne un avant-goût de ce qui nous attend pour la suite de notre périple. Notre hôtel, situé à la sortie du village, surplombe la vallée et nous offre une vue imprenable sur le bourg et ses environs. À l’horizon, les Alpes délimitent notre point de vue. On devine le massif de l’Authion et le col de Turini dans la pénombre.
À la fin de la journée, nous nous retrouvons tous autour d’une table, pour un festin entre amis. Nous évoquons la majesté des panoramas traversés, les routes sinueuses et désertes que nous avons parcourues, le plaisir que nous avons pris à les négocier à des vitesses pas toujours raisonnables. Parfois, en essayant de semer nos compagnons de route. À d’autres moments, en roulant en symbiose, à l’unisson, dans un ballet mécanique envoûtant. Ces moments-là sont sublimes, inoubliables. Quand notre corps et notre esprit ne font qu’un avec notre machine. Quand la route devient soudainement si familière qu’on a l’impression de la connaître intimement. Quand on la tutoie. Quand on la caresse de la pointe de la botte. Quand on la flatte de la semelle de nos pneus, ressentant ses moindres aspérités comme la chair de poule sur notre bras.
Gorges profondes
Je me suis réveillé vers 5 h 30 du matin, avec l’envie furieuse d’attaquer les routes de la région. En attendant que le restaurant ouvre et que mes collègues me rejoignent, je m’installe sur la terrasse de l’hôtel pour admirer le panorama et faire quelques photos. Le soleil se lève tranquillement derrière les monts du parc national du Mercantour. J’ai pris le temps de charger mes bagages sur l’Africa Twin. Il me reste seulement à enfiler ma veste, mon casque et mes gants pour partir. Mes compagnons d’aventure se lèvent l’un après l’autre et me retrouvent sur la terrasse, plus ou moins en forme, plus ou moins prêts. À 6 h 30, quand le restaurant ouvre enfin ses portes, toute la bande est là. Le buffet est copieux, la compagnie est bonne et la température idéale pour rouler. Ça va être une magnifique journée, je le sens. « Le soleil n’est jamais si beau qu’un jour où l’on se met en route » disait justement Jean Giono.
Aujourd’hui, nous allons visiter les Gorges du Verdon, une boucle d’environ 500 km qui nous ramènera à Sospel en fin de soirée. Notre passons par Grasse, capitale mondiale du parfum, après une brève escapade par l’autoroute afin d’éviter la circulation matinale de Nice et de Cannes. Courte pause photo sur les hauteurs de la ville, puis nous empruntons la D6085, une route qui se tortille dans tous les sens en traversant le Parc naturel des Préalpes d’Azur. Un ruban d’asphalte magnifique, envoûtant qui me rappelle pourquoi j’aime tant la moto. Nous bifurquons vers la D21, puis la D71 sur lesquelles nous croisons des patelins pittoresques — La Bastide, La Roque-Esclapon, Comps-sur-Artuby — avant d’arriver à Aiguines qui, du haut d’un escarpement rocheux, domine le spectaculaire Lac de Sainte-Croix dans lequel se jette le Verdon. Cette rivière iconique des Alpes de Haute-Provence traverse des canyons impressionnants que nous suivons une bonne partie de la journée. Le décor est irréel. Fantasmagorique. La sécheresse sévit depuis quatre mois et le niveau du Verdon est très bas. À certains endroits, le tracé bleu turquoise qu’il dessine dans le fond des gorges est si fin qu’on le distingue à peine. Pour contrer cette sécheresse, le département a instauré des restrictions sur l’usage de l’eau.
Nous remontons ensuite vers Moustiers Sainte-Marie, la perle des Gorges, puis Entrevaux, pittoresque village médiéval surplombé d’une citadelle que l’on atteint par un chemin fortifié. C’est un décor typique de la région où l’on retrouve plusieurs fortifications de ce type.
Personnellement, j’adore la Provence, ses paysages variés baignés de soleil, sa température idyllique, ses odeurs chatoyantes, ses bruits, ses routes magiques, ses gens plus grands que nature. La Provence, c’est une des plus belles régions d’Europe. Un coin où il fait bon vivre et que je redécouvre chaque fois avec ravissement. « La Provence dissimule ses mystères derrière leur évidence, » remarque encore Giono.
Quand nous arrivons à l’hôtel, le soleil est bas et le cuistot est déjà parti. Il ne nous a pas attendus, malgré notre entente. Et nous sommes trop fourbus pour redescendre souper en ville. Nous téléphonons à la pizzéria du coin et nous nous faisons livrer quelques pizzas, question de terminer la soirée en beauté. Heureusement, le bar est encore ouvert. Nous poursuivons nos discussions tard dans la soirée, en terrasse, enveloppés par la noirceur magique de la nuit et les effluves alcoolisées. Au loin, quelques lumières éclairent encore la vieille ville endormie tandis que les sommets voisins se découpent sur le ciel clair.
La route la plus élevée d’Europe
Ce matin, tout le monde est prêt de bonne heure et le petit-déjeuner est enfilé rapidement. Les choses sérieuses commencent vraiment. On attaque les routes et les cols alpins. Première étape, le mythique col de Turini, haut lieu du rallye de Monte-Carlo, qui culmine à 1 604 mètres. C’est un col dont les motards raffolent, particulièrement ceux venus d’Italie qui en ont fait leur terrain de jeu privilégié. Situé à 25 km de l’hôtel, nous y accédons par la D2566, une route départementale sinueuse à souhait qui grimpe en traversant un massif boisé, pour se transformer en route en lacets sur les derniers kilomètres. En ce début de septembre, la circulation est légère et la montée se fait à un rythme soutenu. Quand nous arrivons au col, quelques rares motos sont stationnées devant l’hôtel-restaurant Le Ranch du col de Turini. Nous en profitons pour prendre un café en terrasse et nous régaler de la vue. Mes collègues sont sous le charme de la montée, surtout ceux qui la découvrent. Il faut dire qu’elle est envoutante.
Nous nous dirigeons ensuite vers Saint-Étienne-de-Tinée, dernière municipalité d’importance avant le col de la Bonette. La route est sublime, au risque de me répéter. Elle passe par Isola, une station de ski réputée des Alpes du Sud. Là, nous tombons sur un groupe de cinq Caterham (Lotus Seven) immatriculées en Suisse. Quand elles nous voient arriver dans leurs rétroviseurs, elles augmentent la cadence. Pendant une quinzaine de kilomètres, au fil des dépassements, nous allons nous livrer à une véritable course poursuite avec elles. La circulation est très fluide et nous pouvons nous amuser comme des fous. Les Caterham maintiennent un bon rythme. Je décide de leur coller au train sans chercher à les dépasser, afin de ne pas étirer notre groupe. La D64 est blottie dans la vallée encaissée. Nous roulons à 160-180 km/h. À ce rythme, l’Africa Twin commence à bouger passablement. Même chose pour les autres motos du groupe dont certaines peinent à maintenir la cadence. À l’arrière, Claude sur sa T120, en arrache pour rester au contact, mais il y parvient, au prix de quelques guidonnages et de grosses sueurs. Suivre ces Lotus Seven est un régal. En virage, elles profitent de leur adhérence supérieure pour sortir en pleine accélération et prendre quelques mètres sur nous. Handicap que nous refaisons immédiatement dans les lignes droites. Plusieurs fois, j’ai été tenté de les dépasser, mais le spectacle était trop bon.
Quand nous arrivons à Saint-Étienne-de-Tinée, il est l’heure d’arrêter déjeuner. Nous n’aurons pas d’autre possibilité de nous restaurer avant le milieu de l’après-midi. Les Caterham poursuivent leur chemin alors que nous arrêtons. Le restaurant est plein à craquer. C’est bon signe. Et, comme prévu, la bouffe est excellente.
Reposés et rassasiés, nous sommes prêts à entamer la montée vers le col de la Bonette, blotti à 2715 m. Le chemin qui y mène emprunte une partie de la légendaire route des Grandes-Alpes qui relie Menton, sur la Côte d’Azur, à Thonon-les-Bains, près du lac de Léman. La section passant par le col de la Bonette relie la vallée de la Tinée à celle de l’Ubaye. Elle est considérée comme la plus haute route d’Europe, même s’il subsiste une controverse à ce sujet.
La grimpette jusqu’au col reste un moment mémorable de ce voyage. Le paysage est désertique, lunaire presque. La route découpe la montagne aride, faite de roches grises. Le temps est couvert et il fait frais. Contraste saisissant avec la température qui régnait dans la vallée quelques minutes plus tôt. Et plus on monte, plus il vente. Au sommet, le panorama est irréel. Féérique. Des dizaines de motos sont stationnées sur le bas-côté. Les pilotes en profitent pour se faire photographier devant la borne historique qui marque le col. Quand nous quittons l’endroit, il est déjà 14 h 30. La descente vers Barcelonnette est vertigineuse. La route à pic plonge dans la vallée, étroite et piégeuse. Elle tournicote sur elle-même pendant une vingtaine de kilomètres. C’est tout simplement génial !
Après une pause à Barcelonnette, le temps d’avaler un rafraîchissement, nous entamons notre dernière étape de la journée. Nous décidons de rejoindre Briançon en passant par le col de Vars. Le chemin le plus court, le plus spectaculaire, mais pas forcément le plus rapide. Même si une partie de la route a été repavée en juillet pour le passage du Tour de France cycliste. Environ 85 km de route de rêve nous attendent jusqu’à destination. Un vrai régal pour qui aime la conduite sportive. Sans circulation, sans police, sans radar. Le nirvana !
Le ciel s’assombrit au fur et à mesure que nous approchons de Briançon. Une habitude pour moi ; il pleut toujours quand j’arrive à Briançon. La pluie menace, mais nous arrivons à l’hôtel juste avant l’averse. Ce soir, nous dînons dans le quartier de Sainte-Catherine (ville basse), plus près de l’hôtel. La pluie n’incite pas au tourisme.
Stelvio or not Stelvio ?
Bill et Rich, nos deux amis américains, veulent profiter de leur passage dans les Alpes pour découvrir le mythique col de Stelvio.Un des plus spectaculaires cols d’Europe situé à la frontière de l’Italie et de la Suisse, au nord du lac de Côme. De notre hôtel, il faut compter environ 500 km pour y parvenir. Ce qui représente un détour d’un millier de kilomètres en deux jours, par un itinéraire somme toute peu intéressant, si l’on fait exception du col. Même si j’ai déjà grimpé à plusieurs reprises la route en lacets qui mène au Stelvio — une des plus belles routes de montagne au monde —, je décide néanmoins d’entreprendre cette boucle au bénéfice de mes compagnons d’aventure. Certains ne reviendront jamais dans les Alpes, alors autant en profiter. De plus, il fait beau depuis plus d’un mois ; les probabilités sont en notre faveur.
Nous quittons Briançon vers 9 heures, sous une pluie fine qui nous accompagne jusqu’à Montgenèvre, à la frontière italienne. Là, le ciel s’éclaircit peu à peu. Après une heure sur la E70, une magnifique route qui passe par Exilles et ses fortifications à la Vauban, puis Suse où nous faisons une longue pause (un des membres de notre groupe est tombé amoureux de la serveuse, au restaurant et a hésité à reprendre la route avec nous), nous embarquons sur l’autoroute de Turin/Milan pour un sprint de 200 km ponctué de nombreux péages.
À la sortie de Milan, nous bifurquons au nord vers Sondrio, en longeant le lac de Côme, pour finalement atteindre Bormio par une route rapide creusant son chemin à travers les montagnes. Pendant près de 120 km, la route à deux voies traverse des dizaines de longs tunnels dans lesquels la visibilité est réduite et la circulation très rapide. Rester groupés dans de telles conditions n’est pas facile. La conduite s’avère épuisante et met les nerfs des moins habitués à la conduite européenne à rude épreuve. À Tirano, village situé à une cinquantaine de kilomètres de notre destination, une pause s’impose. D’autant que le soleil nous a quittés pour faire place à un ciel couvert et à une légère bruine. Plus nous approchons de Bormio, plus la température chute. Au loin, les cols sont enneigés. Ça n’augure rien de bon. Aurais-je pris la mauvaise décision ?
Nous arrivons à notre hôtel sous la pluie. Il fait à peine 2 degrés et le toit des voitures qui descendent de la montagne sont couverts de neige. Heureusement pour nous, l’hôtel Baita dei Pini est luxueux et confortable. Une authentique auberge de montagne, en pin, au décor chaleureux et douillet.
Depuis l’antiquité romaine, Bormio est une ville thermale renommée. Aujourd’hui, c’est aussi une station de ski internationale et une étape de montagne légendaire du Giro, le tour d’Italie cycliste. Blotti au pied des Alpes, près de la frontière suisse, dans un décor de rêve, ce village de montagne typique du nord de la Lombardie compte un peu plus de 4000 habitants. Charmant et pittoresque. Le soir de notre arrivée, la pluie ayant momentanément cessé, nous en profitons pour l’explorer à pied. En chemin, nous découvrons un restaurant délicieux, al Filo!, où nous dégustons certaines spécialités locales dans une atmosphère amicale et détendue. Jusqu’au moment de régler l’addition…
Le lendemain matin au réveil, le ciel déverse des trombes d’eau sur la région. Le torrent devant l’hôtel sort presque de son lit sous les pluies diluviennes. Il charrie de la boue et des pierres. En altitude, il neige. La route du col est difficilement praticable. Même les locaux répugnent à l’emprunter. Mais ça ne refroidit pas nos Américains qui ont décidé de grimper au sommet coûte que coûte. Je décide de m’abstenir. « Been there! Done that! ». Comme les autres membres du groupe d’ailleurs. Les conditions sont vraiment exécrables. Ça nous donnera une excuse pour revenir. Je profite de la journée pour visiter Bormio, faire quelques photos et me détendre. Demain, nous retournons à Briançon pour la suite de notre périple.
Aujourd’hui, je ressens le besoin de me séparer du groupe pour retrouver ma singularité, mon libre arbitre. Pour que le brouhaha fasse place au silence. Que la raison se substitue au résonnement. Vivre en société est un acte de foi qui demande des sacrifices. En vieillissant, j’ai de plus en plus de difficulté à supporter la présence continue des autres. J’ai besoin d’intimité. De me plonger dans mes soliloques intérieurs. Je ne sais pas si je deviens un ours — je l’ai toujours été un peu, je crois, bien que je sois un animal éminemment social —, mais je m’irrite facilement de l’inconduite des gens. Et, à cet égard, les voyages en groupe sont révélateurs. Toujours est-il que cette journée passée en comité restreint me fait le plus grand bien.
Retour à Briançon
Le lendemain, le retour en France s’effectue par le même chemin. Rapidement et sans réel intérêt. Si ce n’est pour constater qu’en Italie, la bonne bouffe est une tradition culturelle. Comme nous pouvons le vérifier dans un Autogrill, sur l’autoroute, quelques kilomètres après Turin. Le buffet est délicieux, varié et pas très cher. Digne d’un bon restaurant familial. Ça change des « fast-foods » que l’on retrouve sur les aires de service de la 401.
Au fur et à mesure que nous approchons du Piémont, la température devient plus clémente. La pluie cesse, le ciel s’éclaircit et le soleil pointe le bout de son nez. À l’horizon, les Alpes forment une barrière qui semble infranchissable. Je sens une certaine joie m’envahir. Le bonheur de retrouver mon terrain de jeu favori ? La satisfaction d’arriver à destination ? À Suse, je cherche désespérément le troquet où nous nous sommes arrêtés, deux jours auparavant — pour donner la chance à une histoire d’amour naissante de se concrétiser —, mais en vain. Nous avons emprunté la voie de contournement du village et l’avons loupé. C’est le destin ! Cette histoire ne devait pas se réaliser.
La route est sublime ! Sinueuse ! Magique ! Il fait enfin beau. Puis, soudain, alors que nous arrivons à l’embranchement de la route de Montgenèvre et que nous pouvons presque sentir l’odeur de la bière, au bar de l’hôtel, à quelques kilomètres de là, je me fais dépasser à toute allure par Pete, impatient, qui s’élance dans la mauvaise direction, vers le Mont Cenis. Je dois rebrousser chemin, avec le reste du groupe, pour le rejoindre. Quand nous y parvenons, nous sommes rendus trop loin pour revenir sur nos pas. Il faut continuer vers Modane. Les motos tombent alors sur la réserve. Un beau dimanche après-midi. La plupart des stations-essence sont fermées. La pression commence à monter. Dans mon casque, je fulmine. Heureusement, à l’entrée de Modane, nous croisons un Intermarché avec une station automatique. Là, une dizaine d’Alpine Renault de collection font la queue pour faire le plein. Elles aussi.
La pluie se met alors à tomber. Drue. Et nous devons faire un détour d’une centaine de kilomètres, en traversant le tunnel de Fréjus. Après nous être acquittés de droits de péage s’élevant à 36 € (54 $) — c’est cher payé pour parcourir 10 km — et revenir au croisement où nous étions, une heure trente auparavant.
Nous arrivons à l’hôtel, à Briançon, vers 18 h. Enfin ! Épuisés, mais contents d’être au chaud et au sec. Après une bonne douche, nous décidons d’aller souper en ville. La commune de Briançon s’organise autour de deux secteurs qui sont le quartier de Sainte-Catherine (la ville basse où nous avons soupé lors de notre première visite) et la Ville fortifiée ou Cité Vauban (la ville haute). Cette dernière est la cité historique édifiée au moyen-âge et dont Vauban a imaginé les fortifications au début du 18e siècle pour en faire une place forte. C’est le secteur touristique de Briançon. Là, nous dénichons un bon resto où nous passons une soirée agréable entre copains. L’occasion de rire des péripéties de la journée et d’oublier le détour peu productif par le Stelvio. Mais, nous nous consolons en pensant que le lendemain, nous avons rendez-vous avec mon pote Christophe, un motard chevronné de la région, qu’il connait comme sa poche. Il m’a promis de nous faire découvrir les plus beaux cols de son coin de pays.
Cols à gogo
Huitième jour de route. Il fait soleil, mais frais. Nous rejoignons Christophe dans un café de la ville basse pour le petit-déjeuner. Il est en forme, même s’il a peu dormi. Fraîchement retraité, bien qu’il soit dans la jeune cinquantaine, Christophe profite de la vie. Et il ne viendrait à l’idée de personne, surtout pas moi, de l’en blâmer.
Ce matin, il nous accompagne au col du Lautaret qui culmine à 2058 m, puis au col du Galibier qui domine la région du haut de ses 2642 m. Situé entre le massif des Arves et le massif des Cerces, le Galibier est le cinquième plus haut col routier des Alpes françaises, après le col de l’Iseran (2770 mètres), le col Agnel (2744 mètres), le col de la Bonette (2715 mètres) et le col de Restefond (2680 mètres).
La route qui y mène, depuis le Lautaret, est impressionnante. Sinueuse, étroite et vertigineuse par moment. À certains endroits, nous frôlons un précipice effrayant. La moindre erreur pourrait être fatale. En montant, nous croisons un troupeau de moutons et son berger, vision anachronique et folklorique pour notre groupe de Nord-Américains. Arrivés au sommet, nous profitons d’une vue imprenable. Le panorama est tout simplement sublime. Un peu plus haut, à 2704 m, se trouve une table d’orientation érigée par le parc national des Écrins en 1988. De là, on peut voir les glaciers de la Barre des Écrins et de la Meije, au sud, le mont Blanc, une des Aiguilles d’Arves, le pic de Rochebrune, au sud-est et enfin le Grand Galibier (3 229 m). Quand nous arrivons au sommet, vers 10 h, la température dépasse à peine trois degrés. Et le vent souffle assez pour nous frigorifier. Mais le paysage vaut le détour. Tout le monde est sous le charme. Même Claude qui n’apprécie pas particulièrement les hauteurs et se félicite d’être monté si haut, au guidon de sa T120 tremblotante, sans souffrir de vertiges. Moment immortalisé par quelques photos-souvenirs.
La descente vers le Lautaret se fait plus vite maintenant que nous connaissons le chemin. De là, nous traversons le Parc des Écrins d’est en ouest, jusqu’à Bourg d’Oisans où nous arrêtons déjeuner. En ville, c’est jour de kermesse. Dans le parc municipal, des exposants ont dressé des tables de fortune sur des tréteaux. Un restaurant improvisé propose de la tartiflette, du rôti de porc et des patates ou encore des sandwiches. Sans oublier de bonnes tartes maison. Dans la vallée, la chaleur est agréable et nous caresse la couenne. La vie est belle parfois. Surtout quand on prend le temps de la savourer, entre amis.
Christophe nous accompagne ensuite jusqu’à Corps, par le col d’Ornon. Encore une fois, la route est à se damner. Il faut avoir voyagé au moins une fois dans les Alpes pour réaliser à quel point les routes sont magnifiques dans la région. Nous quittons Christophe à Corps et nous poursuivons notre chemin vers Mens. Là, sur la petite route de campagne qui nous mène à Lalley, je m’aperçois que Richard ne suit plus. Patrick et moi nous arrêtons, imités par nos collègues. Nous attendons un moment puis, avec le reste du groupe, nous rebroussons chemin. Quelques kilomètres plus loin, nous apercevons deux voitures arrêtées sur le bas côté. Richard est debout à côté de l’une d’elles, mais sa Honda Africa Twin de location est couchée sur la chaussée. Il a glissé sur une plaque de graviers. Une des valises latérales est abîmée et le levier de frein est cassé, mais nous parvenons à effectuer une réparation de fortune. Richard a l’épaule et la cheville droites endolories, mais il est en mesure de conduire. Il change de moto avec Rich qui se sent suffisamment en forme pour ramener l’Africa Twin à l’hôtel, sans frein avant. Nous rentrons à Valence en passant par Luz-la-Croix-Haute, Luc-en-Diois et Romans-sur-Isère. Fin de voyage un peu abrupte, mais sans conséquence grave, heureusement.
Le soir, Pascal et sa femme nous rejoignent au restaurant de l’hôtel pour un dernier repas entre amis. Demain, Patrick et moi remontons sur Paris alors que le reste du groupe retourne à Lyon prendre l’avion, après avoir laissé les motos à l’agence. C’est la fin du voyage, malheureusement.
Un voyage de rêve
Ce périple alpin est une tradition depuis 2009, un événement que nous anticipons chaque année avec un plaisir immense. En huit éditions, nous n’avons jamais emprunté deux fois le même parcours, même si nous sommes passés à certains endroits que nous apprécions beaucoup à plusieurs reprises. Pour les participants, même les plus assidus, il s’agit chaque fois de redécouvrir une région familière.
L’édition 2017 de cette aventure est l’une des plus réussies à ce jour, malgré la mauvaise température rencontrée en Italie. Nous avons parcouru plus de 2700 km en 9 jours, par des routes tout simplement magiques et traversé des panoramas grandioses. Sans parler de l’hébergement luxueux ni de la bouffe qui a été excellente aussi bien en France qu’en Italie. Mais le plus mémorable, ce sont les gens que nous avons rencontrés en chemin et avec lesquels nous avons partagé des moments délicieux. Quant à moi, j’ai eu le plaisir de guider un groupe exceptionnel avec lequel j’ai passé un séjour inoubliable. Et vécu une aventure passionnante. « Celui qui est capable de ressentir la passion, c’est qu’il peut l’inspirer », disait à juste titre Marcel Pagnol.