ou le pire des sens !
Publié le 12 avril 2021
À mesure que notre société évolue, notre réalité devient de plus en plus virtuelle. Il suffit d’analyser l’année qui vient de s’écouler pour le vérifier.
Photos © Didier Constant, Nathalie Renaud, Patrick Laurin, DR
Généralisation du télétravail, dématérialisation de la monnaie, biométrisation de l’être humain, dissolution de l’amitié au profit des réseaux sociaux, volatilisation de la cellule familiale, marginalisation de l’information et du journalisme d’enquête au bénéfice de la diarrhée médiatique en continu. Le futur déshumanisé et despotique que nous prédisaient les romans d’anticipation « Le meilleur des mondes », « 1984 » ou « Fahrenheit 451 » est en train de se concrétiser. Avec notre assentiment tacite et passif, anesthésiés que nous sommes.
Contrairement à ce qu’on a longtemps cru, le virtuel est une réalité diminuée — pas une réalité augmentée —, éphémère et anxiogène, soumise à une intelligence artificielle désensibilisée. Ses algorithmes sont gouvernés par une agnosie systémique où la logique froide et implacable se substitue aux perceptions sensorielles et aux émotions instantanées. Une logique dogmatique de laquelle le sens critique et la réflexion ont totalement disparu.
La virtualité est en train de supplanter la rationalité et s’impose de facto comme le seul monde viable pour les générations futures. Nous percevons à tort le monde réel comme peuplé de virus, de maladies, d’accidents, de menaces, un monde effrayant et dangereux. Ce qu’il n’est qu’en surface. Sa substance est en fait beaucoup plus riche et variée. Pourtant, nous sommes submergés par un sentiment diffus de peur, une hystérie individuelle et collective qui se transforme en réflexe conditionné.
La réalité est attaquée de toutes parts et ne sera bientôt plus qu’une image surannée d’un monde disparu dont nous n’avons pas su affronter les défis et les mystères. D’un monde victime de ses paradoxes, de notre quête de perfection et d’éternité. D’immortalité.
Aujourd’hui, pour prouver que nous existons réellement et que notre vie est remarquable, qu’elle mérite d’être exposée aux yeux de tous, nous faisons confiance à un réseau virtuel où pseudos et avatars constituent notre identité numérique. Où les fake news acquièrent leurs lettres de noblesse et deviennent plus vraies que vraies une fois partagées par la foule anonyme. La rumeur est tenace et dure à combattre, car elle prend souvent l’apparence de l’évidence et de la véracité. Elle est l’arme favorite des sophistes et autres rhéteurs modernes qui sèment leurs apories à tout vent, de site en site, de réseau en réseau. Des lieux où les idiots et les incultes s’activent, pérorant et occupant l’espace sous nos yeux médusés.
Depuis un an, les lancements médiatiques de moto sont devenus virtuels. Ce faisant, ils ont perdu tout leur intérêt — le fait de pouvoir essayer les nouveaux modèles in situ —, et ne sont plus qu’une interminable logorrhée médiatique internetisée faisant l’apologie de l’électronique, d’Euro5 et de la sécurité à tout crin. En plus de chanter les louanges des marques.
Même chose pour les voyages virtuels, les salons virtuels, les visites virtuelles de musées, les championnats e-sport et les vidéoconférences. Des événements qui remplacent des activités humaines autrefois captivantes auxquelles on prenait part avec une curiosité dévorante et un plaisir infini. Ce sont désormais des non-événements tristes et inintéressants dans lesquels nous ne sommes que des témoins passifs. C’est insipide et soporifique, comme la machine à faire l’amour dans le film Woody et les robots de Woody Allen. Le sexe — ou l’acte d’amour —, activité favorite de l’humanité depuis des millénaires, n’y est plus qu’un geste mécanique, répétitif, aseptisé, débarrassé de l’esprit et des sentiments qui l’animaient jadis. Du risque inhérent qui l’accompagnait.
« L’image virtuelle, c’est la machine qui voit, qui sent à votre place et vous liquide en tant qu’être actif au profit d’un être passif » prophétisait l’essayiste Paul Virilio dans Le Monde de l’éducation en 2001, il y a déjà 20 ans. Idée reprise dans son livre « L’administration de la peur » publié en 2010 et qui est d’une actualité criante.
Il y a aujourd’hui au sein des élites politiques et médiatiques la tentation de vouloir créer et entretenir la peur pour la gérer et l’administrer dans ses facettes sécuritaires et sanitaires afin d’assumer un pouvoir sans partage.
Le 20e siècle a été marqué par trois grandes « bombes » : atomique, informatique et écologique. À l’aube du troisième millénaire, elles sont supplantées par les menaces sanitaire et migratoire qui alimentent notre anxiété morbide et nous incitent au repli sur nous-mêmes et à l’isolement.
La bombe atomique, tout comme le terrorisme, nous a montré que la mort à l’échelle planétaire était devenue possible et facile. Presque banale même. Qu’elle pouvait frapper n’importe où, sans préavis ! Même chose pour les virus et fraudes informatiques qui menacent notre économie et notre vie privée, ou pour les périls écologiques résultant du réchauffement climatique. Il suffit de penser au tsunami de 2004 ou à l’ouragan Katrina de 2005 pour constater à quel point ces catastrophes naturelles impactent nos modes de vie et de pensée. Prenons garde cependant de ne pas succomber à la « propagande » ni au catastrophisme et ne pas considérer ces menaces comme inéluctables et imminentes.
La vitesse à laquelle tous ces événements surviennent — dont les changements technologiques qui s’accélèrent sans cesse —, et à laquelle nous y réagissons est un catalyseur de la peur contemporaine. Nous ne prenons plus le recul ni le temps nécessaire à l’analyse, à la réflexion, à l’anticipation. Nous réagissons dans l’instant sans toujours mesurer l’impact de nos décisions. Plus la vitesse augmente, plus le temps se rétrécit. Comme notre capacité à réagir intelligemment. Un phénomène accentué par la subordination des États à des intérêts supranationaux.
En analysant les mesures prises par nos gouvernants pour faire face à la crise sanitaire, j’ai bien peur qu’elles s’installent dans la durée — de la même façon que les mesures adoptées à la suite des attentats du 11 septembre 2001 — et que l’on ne revienne jamais à la normale. La période dorée allant des années 50 à nos jours, dans laquelle j’ai vécu l’entièreté de ma vie, m’apparaît de plus en plus comme une parenthèse enchantée. Et ça m’attriste.
Parfois, cette évolution du monde me donne envie de mettre fin à mes jours, mais se suicider en période de pandémie serait redondant. On est déjà virtuellement mort. Victime d’une irréalité virtuelle. « La véritable réalité est toujours irréaliste, » disait justement Franz Kafka.
Face à la virtualisation de notre vie, la seule solution pour rester humain est d’être subversif et de désobéir, quitte à passer pour un fou ou un complotiste aux yeux de la masse abêtie. Tant pis pour elle.
En ce qui me concerne, je tente, avec mes maigres moyens, de faire face à la déferlante virtuelle. J’effectue un retour dans le réel et dans le passé à la recherche d’une forme de vérité, de paradis perdu. Je m’efforce de vivre loin de la tourmente médiatique et de me concentrer sur des valeurs essentielles : amour, amitié, empathie, altruisme, solidarité. Et je mets tout en œuvre pour être en mesure de voyager, comme je l’ai toujours fait. À moto et loin de chez moi. J’aurai l’hiver et les futurs confinements pour goûter la quiétude et la sécurité que me garantit mon bon gouvernement.
En un mot, je prends mes désirs pour des réalités, car je crois à la réalité de mes désirs.