Surtout à moto...
Publié le 17 mars 2020
Je sens l’odeur du moteur qui tourne, de l’huile qui brûle, de l’asphalte qui se réchauffe, de l’herbe gelée qui s’assèche sous les rayons du soleil printanier. Il fait encore frais, mais je suis bien vêtu. L’hiver se meurt, tranquillement, mais sûrement. Officiellement, il sera enterré dans une semaine. Espérons que les experts ne se trompent pas pour une fois.
Photos : Didier Constant, Patrick Laurin, Michael Martins, Nathalie Renaud, Kevin Wing, BMW
J’entends les oiseaux gazouiller dans le parc en face de chez moi, pendant que je finis de m’habiller. Mais pas un bruit d’enfant qui joue dans la cour ou d’adulte qui se prépare à aller bosser. La rue est tristement déserte. Silencieuse. Comme dans un film post-apocalyptique. Tout le monde est occupé à pandémiquer dans son salon. Rivé devant l’écran numérique qui distille en boucle des informations anxiogènes.
C’est l’occasion rêvée d’aller faire une balade éclair dans un coin perdu. Loin de ce monde fou. La première de la saison. Seul. Sans mouton qui me suit. Téléphone éteint, mais cerveau branché. Je ne m’arrêterai pas en chemin et je ne parlerai à personne, c’est promis. Et si je dois faire le plein, je paierai à la pompe, sans contact.
La vie est belle et il faut la célébrer avant qu’elle ne décide d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte. Je crois en la vie. C’est peut-être ma plus grande faiblesse. Je m’y accroche. Obstinément. Je suis né en criant, en pleurant à m’en époumoner, en donnant des coups de pied dans le vide comme un diable qui se débat dans l’eau bénite. J’ai passé toute mon existence à me battre pour ce droit. Vivre comme je l’entends. Sans me faire dicter ma conduite par qui que ce soit. Sans laisser mes angoisses, mes craintes, si justifiées fussent-elles, dicter ma conduite. Il n’est pas question que je succombe à la peur. Surtout quand celle-ci émane des autres. Et prend des allures de folie collective. « Celui qui contrôle la peur des gens devient maître de leurs âmes » disait Nicolas Machiavel. Personnellement, j’estime être assez intelligent pour agir de façon responsable, sans mettre quiconque en danger inutilement. Un cerveau ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.
Je ne crains pas la vie. Et je sais généralement quelle décision prendre. Ce n’est pas toujours la bonne. Mais c’est la mienne. Le risque de se tromper est inhérent au processus de prise de décision, malgré toute notre expérience et notre bonne volonté.
Quitte à en mourir, je continuerai de vivre, d’aimer, de partager ma passion. L’amour, ce n’est pas fait pour être accumulé, mais pour être partagé avec les gens qu’on aime. « Thésauriser est affaire de vilain »*.
Un proverbe africain dit à juste titre que « la mort est un vêtement que tout le monde portera », un jour ou l’autre. Et qui ne fait bien à personne, serais-je tenté d’ajouter. Le plus inquiétant pour l’homme est de ne pas savoir quand ni comment son parcours prendra fin.
Cependant, il y a une vie avant la mort et c’est elle qu’il importe de vivre pleinement. Qu’il faut célébrer. En ce qui me concerne, même si j’ai assez vécu et bien vécu, je n’ai pas envie que ça s’arrête. Mais mon baluchon est prêt.
La peur n’empêche ni le danger ni la mort. Tout au plus peut-elle nous empêcher de vivre. Réduire nos rêves et nos aspirations à néant. « Avoir peur, c’est mourir mille fois, c’est pire que la mort » affirmait Stefan Zweig. Si j’avais écouté la mienne, je n’aurais jamais fait de moto. Avouez que ça aurait été dommage de passer ainsi à côté de ma vie.
Ce n’est pas parce que l’on ne voit pas ce qui se cache derrière l’horizon, là-bas, au loin, que l’on ne doit pas prendre la route. Au contraire. C’est même ce qui devrait nous motiver à partir. L’aventure, ce n’est pas un chemin, encore moins une route sûre et rectiligne. Sans embûches. C’est la trace que laissent nos pas au fur et à mesure que nous avançons vers l’inconnu. Des pas hésitants, parfois. Et dont l’empreinte s’efface, inexorablement, comme le temps qui passe. Au point où il est difficile de revenir en arrière, à moins d’avoir pris des repères en route. Comme autant de cailloux blancs semés par le petit Poucet.
Pour moi, l’aventure, c’est une histoire que j’écris mile après mile et qui me mène vers des cieux lointains, vers le rêve, l’utopie, l’espoir.
Au bout de cette trajectoire, une tombe déjà ouverte m’attend. Je le sais et ça ne m’effraie pas. Mais le chemin pour m’y rendre n’est pas encore tracé. Ni terminé. L’épitaphe n’est pas encore écrite. Il me reste encore beaucoup d’expériences à vivre, de gens à rencontrer, de paysages à observer. D’amour à partager. Mais le temps presse !
Le moteur est chaud. Je relève mon tour de cou sur mon nez. J’enfile mes gants et mon casque. J’abaisse la visière. Première! Gaz ! Je me sens revivre… On se reparle à mon retour ?
* Citation de François Rabelais