Et s'il s'agissait simplement de vivre ?
Publié le 2 février 2019
Je viens de découvrir le sublime documentaire « The Space between » consacré aux pilotes James Hillier, une des vedettes des courses sur route et Dominic Herbertson, un débutant qui progresse lentement mais sûrement. Une merveille ! Bien après la fin du générique, j'étais encore scotché à mon écran, en proie à une intense émotion.
Photos : Olivier Wagner, Jérôme Laumailler et DR
Ce film de 56 minutes qui fait partie de la série documentaire Religion of Sports produite par Tom Brady, le quart-arrière vedette des Patriots de la Nouvelle-Angleterre, a été tourné pendant l’édition 2018 du Tourist Trophy de l’île de Man. Il s’interroge sur ce qui motive les pilotes à risquer leur vie sur le Mountain Course, un circuit considéré comme le plus dangereux au monde et sur lequel plus de 255 pilotes ont trouvé la mort depuis sa création, en 1907.
Sans chercher à tirer la sonnette des larmes, ce long métrage admirablement réalisé pose une question qui divise même les motocyclistes entre eux : ces pilotes sont-ils des casse-cou ou des héros modernes, héritiers des légendaires Achille, Nestor ou Alexandre Le Grand ? Des hédonistes en quête d’absolu qui célèbrent la vie en essayant de la sublimer ?
Le titre « The Space between » fait référence à une citation célèbre de Michael Delaney, pilote automobile de fiction interprété par Steve McQueen dans Le Mans (1971), le film de Lee H. Katzin : « Racing is life, everything else is waiting! » qu’on pourrait traduire librement par « La course, c’est la vie. Tout ce qui se passe avant ou après n’est qu’une longue attente. »
Contrairement à ce que pensent leurs détracteurs, ces pilotes ne sont ni des kamikaze ni des inconscients. Ils connaissent les risques qu’ils encourent — le film le démontre sans équivoque — et ils les assument pleinement. Herbertson l’explique avec une grande lucidité dans le film : « vu de l’extérieur, on peut passer pour des fous, mais sur la moto on est calme, ouvert au monde, hyper attentif, hyper sensible. On savoure la vie et on l’apprécie à sa juste valeur. On n’a nullement envie de mourir, mais on est conscient que ça peut arriver. Ça fait partie des règles ».
En piste, chaque seconde au guidon de leurs bolides est un concentré de vie. Intense ! Sublime ! Comme une symphonie exécutée par un virtuose en plein contrôle de son art. Quand on maîtrise sa partition avec un tel niveau de dextérité, on frôle le divin. Il faut juste s’assurer de ne pas faire de fausse note. « Lorsqu’on vient d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui, » prétend la citation de Sacha Guitry. C’est la même chose dans le cas de ces pilotes et c’est pour cette raison que les Michael Dunlop, John McGuinness et Ian Hutchison sont des vedettes planétaires aujourd’hui. Et que les légendaires Joey Dunlop — tout comme son frère Robert et son neveu Willliam —, mais aussi David Jefferies, Dan Kneen ou le Français Fabrice Miguet, tous décédés en course lors de diverses épreuves sur route, sont encore présents dans le cœur des amateurs.
Hillier et Herbertson ne sont pas des têtes brûlées. Pas plus que leurs confrères. Dans leurs yeux, on peut voir toute la beauté du monde et tout l’amour qu’ils éprouvent pour la vie. C’est un reflet de ce que projette notre propre regard et qui nous interpelle sur nos envies, nos projets personnels, nos rêves. Ils ne sont pas plus fous que nous, pas plus trompe-la-mort. Ils vivent juste plus intensément.
À un niveau moindre, nous vivons la même chose qu’eux lorsque nous prenons la route. Nous avons les mêmes interrogations, les mêmes craintes. Mais la peur n’empêche pas le danger et se réfugier dans la routine nous fait vieillir prématurément. Et rien n’est plus dangereux.
Frôler la mort nous fait entrer dans une dimension métaphysique quasi mystique, le temps d’un tour, d’une course, d’une saison, d’un voyage. On ne le fait pas par obligation, mais par choix, en sachant que celui-ci peut être fatal. Mais, si on ne le faisait pas, on aurait l’impression de ne pas vivre vraiment. On traverserait l’existence comme un zombie.
Nous ne sommes pas sur Terre pour exister ou pour y prolonger notre passage coûte que coûte, mais pour vivre ! Intensément ! Sans calcul ! En gardant toujours la capacité de nous émerveiller, de nous émouvoir, de nous indigner aussi. Le temps, c’est le carburant de la vie. Il est fait pour être brûlé. Quand on ne le consume pas, il s’évapore, se délite, nous file entre les doigts. La vie est si longue, si ennuyeuse quand on n’en profite pas pleinement.
« La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie, » disait André Malraux, alors ne la gaspillons pas en faisant des choses qui ne nous apportent aucun plaisir. Une vie sans risque n’est pas une vie ; c’est comme un plat sans sel, sans saveur. Comme une journée sans soleil. L’un des plus grands risques de la vie est de ne jamais oser en prendre. « Mieux vaut vivre un seul jour comme un lion que cent années comme un mouton » professait Ernest Hemingway.
J’ai perdu des amis à moto — la douleur est immense et leur absence me pèse tous les jours —, mais j’ai aussi perdu des parents et des amis à cause de la maladie, et, dans ce cas, il est difficile de ne pas être envahi par un sentiment d’injustice. L’Homme est le seul animal à avoir conscience de sa propre finalité. C’est pour cette raison qu’il a inventé le rire. Sorte de pied de nez à la mort. On ne peut éradiquer ni la souffrance ni la mort. Alors, autant apprendre à les apprivoiser le plus tôt possible pour vivre sereinement et mourir sans regrets ni remords. Sans crainte.
En vieillissant, ma plus grande angoisse est de devoir arrêter de faire ce que j’aime le plus au monde. De me faire une raison. D’accepter l’échéance avec résignation. Mais ça, je n’arrive pas à m’y résoudre. Ça me fait physiquement mal. Et je ressens ce mal chaque hiver, quand je dois mettre ma passion en veilleuse, l’alimenter en regardant des films sur le TT de l’île de Man ou sur les Grands Prix. Pour moi, l’hiver est une répétition du grand départ.
C’est pour chasser ce nuage noir qui flotte trop souvent au-dessus de ma tête que j’ai décidé, il y a quelques années, de me mettre à la course, malgré mon âge canonique. J’ai troqué la chaise roulante qui m’attendait les bras grands ouverts pour des motos de course, principalement des classiques — des motos qui m’on fait rêver dans ma jeunesse — avec lesquelles je m’arsouille avec mes amis, comme des sales mômes.
Ainsi, en mai prochain, je prendrais part à ma première course internationale, au circuit du Paul Ricard, en Provence. Au guidon d’une Honda VF1000R semblable à celle de la photo ci-dessous, je disputerai la première manche du Championnat d’Europe d’endurance classique 2019 — Europe Endurance Classic — avec l’équipe française V4 Project Team (n° 15). Je vous en dirais plus quand tout sera confirmé et je vous mettrais peut-être même à contribution. À quoi serviraient les amis sinon ?
« On rêve tout de 10 à 15 ans. Et on passe une partie de sa vie à réaliser les rêves qu’on a eus à cet âge-là, » affirmait Jacques Brel dans une entrevue télévisée. Dans mon cas, mes rêves d’enfant étaient peuplés de motos d’endurance et de Grand Prix. De champions légendaires que la vie m’a permis de rencontrer. Et dont certains sont devenus mes amis.
Piloter une moto c’est faire preuve d’humilité et de respect. C’est mettre le genou à terre, pour faire une révérence à la route, ou une courbette à la faucheuse. J’aurais pu rester tranquille chez moi et « cultiver mon jardin », mais ça ne me ressemble pas. J’ai la bougeotte. Selon Gustave Nadaud : « rester c’est exister : mais voyager c’est vivre » et j’ai choisi de vivre il y a longtemps déjà.
Je vous conseille vivement de regarder ce documentaire. Il n’est pas parfait et les auteurs ont commis quelques petites erreurs que les passionnés noteront assurément, mais il vaut vraiment la peine d’être vu. Et de réfléchir aux questions qu’il soulève. Bon visionnement !