Ou comment les vibrations d’une antique BSA ont enrichi mon ADN
Publié le 28 novembre 2018
Quand j’analyse la passion que j'entretiens pour la moto, je me rends compte qu’elle m’accompagne depuis le début de ma vie. Et qu’elle a toujours été présente en moi, même dans les moments où je me suis tenu à l’écart de la moto.
Je suis né avec la passion de la moto chevillée aux tripes. Elle s’est développée en moi quand j’étais dans le ventre de ma mère, alimentée par les vibrations mécaniques que je ressentais quand nous nous promenions assis sur la selle arrière de la BSA 250 C11 de mon père. Il avait tout juste 18 ans ; la vie devant lui. Du moins, il l’espérait en se préparant à aller combattre en Algérie. Sans savoir s’il en reviendrait. S’il aurait la chance de me connaître un jour. Je n’étais encore qu’une idée diffuse pour lui, une bouée de sauvetage. Un espoir futile d’immortalité.
Je sais que j’existais avant de naître. Je ressentais des émotions, je percevais des convulsions vitales, conscient d’un environnement que je ne pouvais décrire, incapable de le voir, mais que je devinais bienveillant, amical, chaleureux. Le timbre de la voix suave de mon père se mêlait à celui de la voix de ma mère, aux fréquences harmoniques variables selon son humeur. Elle était bipolaire (on disait maniaco-dépressive à l’époque), mais nous ne l’avons appris que vers la fin de sa vie, même si j’ai très tôt eu conscience de son mal de vivre. Ses changements d’humeur étaient aussi soudains qu’imprévisibles. Violents ! Souvenirs que m’évoquent immanquablement « Les yeux de ma mère » la sublime chanson d’Arno.
Le son de leurs voix se mêlait à la mélopée cacophonique du monocylindre britannique, amplifiée par son échappement saucisson. J’ai été bercé dans cet environnement sonore particulier durant toute ma vie intra-utérine. Si bien qu’à ma naissance, j’étais réceptif aux bruits des moteurs de moto que j’ai très rapidement su distinguer les uns des autres. Je reconnaissais immanquablement leur signature sonore. J’avais l’oreille mécanique. Un talent que j’ai mis à profit dans les cours d’école en jouant à reconnaître le bruit des motos qui passaient dans la rue. J’étais imbattable à ce jeu-là. Encore aujourd’hui. « Mieux vaut transmettre un art à son fils que lui léguer mille pièces d’or » affirme un proverbe chinois.
Cette passion est un legs lourd à assumer cependant. C’est autant un bonheur qu’une malédiction. Surtout quand elle est associée au besoin insatiable de bouger, de changer d’horizon. Enfant, nous déménagions souvent. Mes parents avaient la bougeotte, surtout ma mère dont les origines gitanes la prédestinaient au nomadisme. « Rester c’est exister : mais voyager c’est vivre » affirme Gustave Nadaud. Une maxime qui est devenue mon credo, un leitmotiv qui berce mon existence depuis mon plus jeune âge. J’ai besoin de bouger. D’aller voir ailleurs si j’y suis. C’est viscéral. Et ce besoin d’évasion ne s’exprime pleinement qu’à moto. Pour paraphraser Nietzsche, je dirais que : « Seules les pensées qui me viennent en roulant ont de la valeur ! » Rouler m’inspire et aiguise ma réflexion. Au point où si je reste trop longtemps sans sortir de chez moi — les longs mois de l’hiver canadien sont sinistres et mortels — j’ai l’impression que mon cerveau s’englue et « dé-pense », incapable de formuler le moindre concept intelligent, voire intelligible.
Tolstoï affirme pour sa part que « lorsqu’un homme est en mouvement, il donne toujours un but à ce mouvement ». Dans mon cas, c’est d’aller à la rencontre des autres — avant de découvrir de nouvelles contrées — pour me retrouver moi-même. Mais aussi de rester éternellement jeune. Ce que j’arrive à faire en me hâtant lentement. Au fil de mes pérégrinations, je n’ai pas vu le temps filer et je suis passé du statut d’adulescent à celui de sexado (sexagénaire adolescent) sans m’en rendre vraiment compte. Un esprit jeune dans un corps sage. Et même si j’ai passé le cap de la soixantaine en début d’année, je me console en me répétant : « Life begins at 60! », la vie commence à 60 ans (ou à 60 miles à l’heure, au choix).
Cependant, en vieillissant, je réalise que la moto est une maîtresse exigeante qui réclame souvent le tribut ultime. « Je lui ai donné mon cœur, mais elle voulait mon âme ! » chante Bob Dylan dans « Don’t think twice, It’s all right! ». Elle m’a pris des amis — Yves-Martin, Piero, Stéphane, Gilou —, mais aussi des idoles — Lawrence d’Arabie, Santiago Herrero, Jarno Saarinen, Patrick Pons, Michel Rougerie, Coluche, Joe Dunlop, Daijiro Kato, Norifumi Abe, Marco Simoncelli, Anthony Delhalle… la liste n’est pas exhaustive, malheureusement.
Dernièrement, en assistant à la première du documentaire « Exarcheia, le chant des oiseaux » de Nadine Gomez, auquel mon fils a contribué, j’ai compris que le chant des oiseaux était en fait une chorale millénaire qui nous raconte l’histoire de l’Humanité. C’est le chœur des anges, la mémoire des anciens. Bien que l’environnement change constamment autour de nous, les lieux sont empreints du souvenir de ceux qui les ont habités, façonnés, célébrés. Cette histoire nous est racontée par les oiseaux, mais surtout par la nature — à l’image de ces oliviers millénaires de Grèce, auditeurs silencieux des soliloques philosophiques de Socrate, d’Aristote, de Platon et dont les troncs noueux dessinent une carte en relief des péripéties qu’ils ont vécues et des événements dont ils ont été les témoins.
Aujourd’hui, j’ai l’intime conviction que la passion est une porte ouverte sur le rêve, l’utopie, la vie. Elle m’aide à supporter les affres de la routine et de l’ennui. C’est une forme de folie constructive qui éloigne la mort — de l’âme comme du corps —, un voyage intérieur, une espérance, un espoir indicible. C’est ma seule échappatoire possible. Une façon de m’inscrire dans une certaine forme d’immortalité. De marcher dans les pas de mes ancêtres. Parfois, en empruntant une route familière, j’ai le sentiment diffus qu’ils m’accompagnent. Que des espaces-temps différents se superposent au point de fusionner. Que mon grand-père, sur sa Terrot M344 et mon père, sur sa BSA 250 C11 roulent à mes côtés, fiers de moi.
Depuis mes escapades in utero en BSA, la passion de la moto ne s’est pas émoussée et ne m’a pas quitté. Aujourd’hui encore, je ressens le même plaisir, la même excitation quand j’enfourche une moto. La passion n’a pas d’âge ni de rides. Pas question pour moi d’y mettre un terme, je continue !
« On n’arrête pas de faire de la moto parce qu’on devient vieux, on devient vieux parce qu’on arrête de faire de la moto ! »