Losers magnifiques et vainqueurs pathétiques
Publié le 9 juillet 2018
Le week-end du 1er juillet, je participais à la manche du championnat CSBK, à l'autodrome Saint-Eustache. J'étais invité par Yamaha Canada afin de découvrir la nouvelle catégorie AM Lightweight au guidon de leur magnifique R3 bLU cRU. Un des participants qui a pour habitude de terminer dans les tréfonds du classement, malgré des efforts démesurés pour s’extraire de sa condition, est venu me voir à la fin des essais, à l’issue desquels je pointais en queue de peloton, pour me dire combien il était heureux que je mette enfin un terme à sa misère existentielle. Il était extatique ! On aurait dit qu’il venait de gagner le gros lot du Lotto Max.
Photos : Daniel Langevin et Pierre Desilets
Sa joie faisait peine à voir. C’en était pathétique. À aucun moment, il ne lui est venu à l’esprit que mon but était simplement de participer, de m’amuser et de profiter de l’instant. J’ai opté de ne pas participer à la course du rat il y a déjà de longues années. Il s’agit d’une épreuve sans fin, autodestructrice et futile. Quand bien même on la gagnerait, on reste un rat. Cette course ne change rien à notre condition ni à notre destinée.
Personnellement, je suis un grand amateur de sport. Moto, F1, Jeux olympiques, foot, badminton, athlétisme… j’aime les sports. Surtout pratiqués au plus haut niveau. J’aime la compétition… quand ce sont d’autres que moi qui se la livrent. En fait, je n’ai pas vraiment l’esprit compétitif. C’est ainsi ! Je préfère de loin participer à une journée de roulage sur piste qu’à une course, fut-elle à ma portée. Je n’ai pas besoin de me mesurer aux autres pour prendre du plaisir ou me réaliser. Me mesurer à moi-même me suffit amplement. Comme disait Nelson Mandela, « je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends ! »
J’ai compris il y a longtemps déjà que je ne serai jamais Valentino Rossi. D’ailleurs, même lui ne gagne plus aujourd’hui. Il a trouvé plus fort que lui. Ce qui ne m’empêche pas de le considérer comme une idole absolue. Et, dans quelque temps, Marquez aussi devra s’avouer vaincu devant le prochain prodige. C’est la loi du sport. Les premiers seront les derniers, un jour… quoique l’inverse soit rarement vrai, n’en déplaise à Saint Matthieu.
Aujourd’hui, on met une telle pression sur les athlètes que terminer deuxième est une défaite à leurs yeux. Il n’y a que la première place qui compte. Au-delà, point de salut. Il faut les voir pleurer sur la deuxième ou la troisième marche du podium. Ça serait risible si ça n’était pas triste !
Du coup, l’esprit sportif en prend pour son rhume. Pierre de Coubertin se retournerait dans sa tombe s’il voyait les expédients auxquels certains sportifs ont recours aujourd’hui pour accéder à la plus haute marche du podium. Quitte à tricher. Quitte à se dévoyer. Quitte à perdre leur humanité.
Au-delà de ce que l’on peut penser de la vie et de l’œuvre du baron, et de l’évolution de l’olympisme, sa maxime « l’important est de participer » (empruntée à un certain Ethelbert Talbot, évêque de Pennsylvanie) a marqué la culture populaire du siècle dernier.
L’important, dans la vie, ce n’est pas tant le triomphe que le combat. S’être bien battu donne un vrai sens à une hypothétique victoire. Ou met du baume sur les plaies de la défaite. Sans dernier, il ne peut y avoir de premier. Cette idée qui est à la base des valeurs universelles du sport et du fair-play moderne dont on cherche à imposer l’image dans le sport professionnel pour lui donner une certaine forme de légitimité, voire d’humanisme, est pourtant toute bête. Car dès lors que deux personnes s’affrontent, il y a, de facto, un gagnant et un perdant. De là à conclure qu’il y aurait, selon une vision nietzschéenne de la vie, un « fort » qu’il faudrait paradoxalement protéger, car précieux et rare, et un « faible » condamné à périr, il n’y a qu’un pas que certains n’hésitent pas à franchir.
Au fil des ans, j’ai développé une certaine tendresse pour les losers magnifiques — Gaston Lagaffe, Wile E. Coyote, Jean-Claude Dusse, Homer Simpson, Jeff Lebowski, Ignatius Reily* — des antihéros dont l’histoire est souvent plus riche, plus intéressante, plus humaine que celle des vainqueurs narcissiques et pathétiques, imbus de leur propre personne et de leur réussite perçue.
Si le loser a du mal à suivre aujourd’hui, c’est qu’il est anachronique, dépassé par les événements. Tout va très vite, trop vite pour lui. La technologie supposée le servir lui enlève le peu de temps dont il disposait encore. Plus elle se développe, moins il peut en profiter. C’est un paradoxe singulier.
Ce qui rend le loser sympathique, c’est son acharnement à essayer, malgré le peu de succès de ses actions. C’est sa conviction profonde qu’un jour il va réussir. Envers et contre tous. C’est la raison pour laquelle il achète des billets de loterie, même s’il sait qu’il n’a qu’une chance sur près de 15 millions de remporter le gros lot du 6/49. Autant dire aucune. « 100 % des gagnants ont tenté leur chance, » se plait-il à répéter en paraphrasant la pub de la Française des jeux du début des années 2000. Cette lapalissade est devenue son leitmotiv. La justification de sa fuite en avant.
« Une carrière réussie est une chose merveilleuse, mais on ne peut pas se blottir contre elle, la nuit, quand on a froid », disait Marilyn Monroe, autre loser bellissime et tragique. Preuve que l’on peut tout réussir, sauf sa vie. Au point même de la perdre.
*Ignatius Reilly est l’antihéros de La « Conjuration des Imbéciles », roman de John Kennedy Toole. Cet écrivain américain se suicida à 31 ans par déception de ne pas être publié. Ironiquement, il connut un énorme succès après sa mort. Il reçut le Prix Pulitzer de la Fiction à titre posthume, en 1981. À la suite de ce prix, son autre roman, « La Bible de néon », qu’il écrivit à l’âge de seize ans et qui avait été considéré comme trop immature à l’époque, fut également publié, en 1989.