Voyager déconnecté et vivre libre
Publié le 30 avril 2018
Authentique vecteur de légèreté et de plaisir, la moto nous ouvre les portes d’un univers merveilleux, pour peu qu’on accepte de se déconnecter pour se rebrancher sur le monde. L’extase comme canevas du bonheur et de la liberté. Le partage comme récompense.
À la fin des années 90, j’ai écrit une chronique mettant en garde contre l’utilisation croissante des GPS et l’adoption des systèmes électroniques sur les motos modernes. Une menace qui se concrétise aujourd’hui, malheureusement.
J’ai toujours considéré que ces dispositifs synonymes de lourdeur, prétendant nous simplifier la vie et nous apporter une sécurité accrue — ce qu’ils font accessoirement — nous asservissaient et étaient antinomiques avec le concept de la moto dans la mesure où ils annihilent son côté passionnel, ludique et superficiel.
Quand on y réfléchit bien, la moto est un véhicule qui, si on le prive de ses principaux atouts, dont la possibilité de se faufiler rapidement dans la circulation, n’a aucune raison d’être. La moto n’est pas pratique, sa capacité d’emport est limitée et elle ne protège pas ses passagers des éléments ni des risques inhérents à son utilisation de façon satisfaisante. Ses seuls avantages sont un coût d’acquisition raisonnable, particulièrement dans le cas des petites cylindrées, d’où son adoption massive dans les pays émergents, et sa facilité d’utilisation perçue (car il faut être un expert pour l’exploiter à son plein potentiel).
Selon moi, ce qui distingue la moto, c’est son caractère ludique et la passion qu’elle suscite chez la plupart des utilisateurs. La moto est le véhicule de la légèreté par excellence, au sens propre comme au sens figuré. Elle pèse beaucoup moins que les autres véhicules à moteur, est étroite, peu encombrante et se faufile partout avec aisance, nous donnant ainsi accès à des lieux autrement inatteignables.
La moto ne permet pas de rouler lourdement chargé, à moins de piloter une Goldwing ou de tirer une remorque, ce qui est une hérésie manifeste. Elle incite à n’emporter que le strict nécessaire. À voyager léger, dépouillé jusqu’à l’ascétisme. Pour certains, ça se résume à une paire de sous-vêtements propres, une paire de chaussettes de rechange, un habit de pluie, une brosse à dents et une carte de crédit. Pour d’autres, c’est s’équiper d’un sac de réservoir, d’un top case et de sacoches latérales que l’on remplit à ras bord. Mais, là encore, c’est peu comparativement à ce que permet une voiture.
Inutile, superflue et peu pratique, la moto implique cependant une autre façon de voir la vie. Personnellement, elle m’aide à penser léger. À rechercher la frivolité de mon enfance. L’innocence, qui est la source du plaisir et du bonheur. À me satisfaire de plaisirs spécieux et imparfaits, mais ô combien enrichissants ! Paul Valéry affirme qu’« il n’y a que les choses superficielles qui puissent ne pas être insignifiantes. Ce qui est profond n’a point de sens ni de conséquences. La vie n’exige aucune profondeur. Au contraire ». Un axiome que je vérifie chaque fois que j’enfourche ma moto, pour une balade autour de chez moi ou un périple au bout du monde.
Rouler à moto c’est une ode à la frivolité et à la liberté. C’est être « superficiel, par profondeur », comme disait Nietzsche au sujet d’Épicure, Diogène ou Socrate. C’est expérimenter la liberté d’esprit. Retrouver l’essence même de la vie — simple et complexe à la fois —, mais débarrassée du poids des dogmes et des interdits, des habitudes, des diktats, en un mot de tout ce qui nous alourdit et plombe notre avenir.
La légèreté mène à la créativité. Il suffit d’observer les enfants pour s’en rendre compte. Mais aussi à la rigueur. « Une certaine légèreté demande plus d’efforts que la pesanteur, les leçons de morale, la gravité, l’ennui qui s’en dégage. Mais elle est liée aussi à une certaine grâce, au charme, au plaisir ! » dit Jean d’Ormesson.
À moto, la légèreté consiste à s’émerveiller d’un panorama. S’imprégner d’une odeur. S’extasier d’une mélodie. Fantasmer une rencontre. Savourer le plaisir d’être vivant — ceux qui ont peur de mourir ont souvent peur de vivre — et profiter de la vie au maximum. C’est observer le paysage en roulant, sans toit ni obstacle pour nous empêcher de jouir du soleil ou des étoiles. C’est admirer les créatures imaginaires que dessinent les nuages dans le ciel. Pour cela, lever les yeux. Regarder au loin.
Pour atteindre cette plénitude, il faut briser ses chaînes et s’affranchir de la routine. Sortir des conflits stériles et immatures pour penser, réfléchir et trouver des solutions originales. Déconnecter aussi — oublier l’électronique, le GPS, le cellulaire, les réseaux sociaux — pour se concentrer sur l’essentiel, sur le plaisir qu’on éprouve à voyager et à découvrir le monde. Faire des rencontres. Nourrir des relations avec ses hôtes. Partager des moments d’éternité. Avec un impératif : sortir de la spirale individualiste symbolisée par la mode du selfie qui nous déshumanise. Fuir cette non-vie dans laquelle notre existence est convertie en pixels et nos souvenirs en « likes ».
« La légèreté est nécessaire ; sinon le tragique serait mortel ! » écrit Yasmina Reza. Dans mon cas, ça revient à dire que la moto est vitale, nécessaire à mon équilibre mental. Ou, comme le dit René Barjavel : « L’inutile et le superflu sont plus indispensables à l’Homme que le nécessaire ».
L’été arrive, même si c’est sur la pointe des pieds. En catimini. Mes motos sont prêtes pour l’aventure, ici comme en France. Il me reste juste à faire mes bagages. Ça ne devrait prendre que quelques minutes. Vous venez avec moi ?