Petit traité sur les vertus de l'inanité
Publié le 28 septembre 2017
Selon moi, ce qui distingue l’Homme de l’animal c’est sa capacité à reconnaître son inutilité et à la cultiver comme un art. J’en ai fait ma principale occupation. Mon métier. Mon art de vivre !
Photos © Didier Constant
Dans un univers où il faut absolument être productif, efficace et rentable, j’ai fait le choix de l’inutilité. Faire les choses que j’aime par plaisir ou par besoin impérieux : rouler à moto, voyager, écrire, photographier, aimer ! Autant d’occupations de saltimbanque. De dilettante.
Malgré la passion qu’exerce sur moi la moto et qui me pousse à parcourir près de 40 000 kilomètres par année, sans autre raison que de satisfaire mon envie d’ailleurs, force est de reconnaître que c’est l’un des moyens de locomotion le moins pratique que je connaisse. Surtout quand on l’ampute de ses principaux avantages — comme c’est le cas en Amérique du Nord —, c’est-à-dire sa capacité à se faufiler dans la circulation et son extrême rapidité, qualité aujourd’hui diabolisée par les autorités et élevée au rang des péchés capitaux. Il suffit qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il fasse froid pour se rendre compte de l’incapacité de la moto à vous protéger adéquatement. De visiter des endroits magiques casque à la main, blouson sur le dos en pleine canicule et bottes de moto aux pieds ou encore de vouloir voyager à plus de deux ou lourdement équipé pour réaliser que la moto n’est pas pratique. Elle est foncièrement ludique. Donc inutile pour un grand nombre de non-initiés. Et c’est ce que j’aime en elle.
La moto me permet de parcourir le monde d’une façon inédite. Elle me procure des sensations et des sentiments que je ne ressens pas quand je voyage en auto par exemple. Avoir l’impression de faire corps avec ma monture, la route, l’environnement. Être un élément vital du monde qui m’entoure. Faire partie intégrante du voyage. L’aventure n’est pas alors un élément extérieur, mais une partie de moi.
À moto, je ressens l’existence comme un cadeau. La vie, la mort ne sont plus des obsessions, mais des buts. Bien vivre pour profiter pleinement des joies et des plaisirs que ce monde peut nous offrir et, le cas échéant, bien mourir. Sans amertume. Sans regret. Le bonheur est dans l’enchantement. Dans l’émerveillement.
Je suis heureux partout, n’importe où — de préférence dans des endroits paradisiaques, il va de soi —, mais ce n’est pas la beauté des lieux qui conditionne mon bonheur, mais la simplicité de l’existence et l’authenticité des sensations que j’éprouve, même si la beauté reste un élément sine qua non du bonheur. Le fait de pouvoir aller où je veux, quand je veux. De rencontrer des gens merveilleux chemin faisant. De pouvoir changer d’itinéraire sans préavis et parfois sans raison. De faire un détour de plusieurs centaines de kilomètres pour découvrir une route sinueuse qui serpente dans des paysages enchanteurs. De caresser le bitume de la pointe de ma botte, pour bien sentir que je suis en relation intime avec la route. Que je suis bien vivant !
Écrire découle du même besoin d’inutilité. Ça ne sert pas vraiment à grand-chose si ce n’est à aider l’auteur à vivre, à exister aussi bien matériellement que métaphysiquement. Quand on écrit, on n’a pas nécessairement besoin d’auditoire, même si c’est flatteur d’être lu par des gens intelligents, compréhensifs, admiratifs. L’important c’est de dire. De raconter. De parler. D’abord à soi-même. C’est une autothérapie efficace, un baume sur l’âme que la sécurité sociale devrait rembourser au tarif syndical.
« L’inutile et le superflu sont plus indispensables à l’homme que le nécessaire », prétend René Barjavel. Une maxime que je professe depuis des lustres et qui, au fil des ans, est devenue mon credo. Au grand dam de mon banquier !
Mais exceller dans l’inutilité est un exercice difficile. Ça prend de l’humilité, de la pugnacité, du métier. Ne s’impose pas dilettante qui veut. C’est le travail de toute une vie. Un travail qui ne souffre ni approximation ni laxisme. Il faut s’y donner cœur et âme. Comme disait Paul Valéry : « En toute chose inutile, il faut être divin. Ou ne point s’en mêler. »