Ou comment en viellissant, je réinvente le mouvement perpétuel
Publié le 11 décembre 2015
Quand on y réfléchit bien, le plus simple ne serait-il pas de commencer sa vie par la fin, en profitant de toute l'expérience emmagasinée au cours de celle-ci, comme dans le livre de F. Scott Fitzgerald « L'étrange histoire de Benjamin Button » ?
Si tout se passe comme prévu, en septembre prochain je pourrais me retrouver au circuit du Castellet, au guidon d’une Honda RC30 comme celle de Mertens/Hubin (ci-dessus), victorieuse du Bol d’Or Classic 2015. Photos ©Didier Constant et DR
Quand j’étais ado, je voulais devenir un héros romantique, vivre intensément et mourir jeune. Ma hantise était de devenir vieux. « Ne faites pas confiance aux personnes de plus de 30 ans », disait l’activiste Yippie américain Jerry Rubin dans les années 60. Ce qui me semblait un mot d’ordre plein de sens. Et puis la vie a fait son œuvre.
J’avais alors une vison très romantique de la vie. Je ne me suis jamais imaginé travaillant, pas dans le sens prolétarien du terme en tout cas. Je viens d’un milieu ouvrier et militant. C’est là que sont ancrées mes racines et que j’ai puisé mes valeurs. Pourtant, pour moi, vivre, c’est d’abord réaliser ses utopies. Et, tout bien considéré, c’est ce que j’ai l’impression de faire depuis plus de 40 ans. « Ne grandissez pas. Grandir, c’est abandonner ses rêves », disait encore Rubin. Dans ma tête, j’ai arrêté de vieillir. Je suis un éternel gamin et j’ai 29 ans depuis des lustres.
Jeune, mes maîtres étaient des poètes (Arthur Rimbaud, Charles Baudelaire, Guillaume Apollinaire), des aventuriers des temps modernes (Che Guevara, Alain Bombard, Maurice Herzog, Haroun Tazieff, Thor Heyerdahl, Edmund Hillary) ou des aviateurs écrivains. Je me nourrissais des récits d’aventures d’Antoine de Saint-Exupéry (Vol de nuit, Courrier sud), de Jean Mermoz (Mes vols), de Joseph Kessel (L’équipage), de Georges Guynemer ou encore de Henri Guillaumet. Des gens morts dans la fleur de l’âge, pour la plupart, et dans des conditions héroïques. Je rêvais de l’Aéropostale de Latécoère, des exploits de Pierre Clostermann (Le grand cirque), surnommé Premier chasseur de France ou de Charles Nungesser, l’as des as, mort lors de sa tentative de traverser l’Atlantique Nord sans escale, en 1926, en compagnie de son ami pilote François Coli.
À l’âge où l’acné a commencé à dessiner une carte en relief sur mon visage, j’écrivais des poèmes à la manière de mes maîtres. Mais je n’en ai conservé aucun. Peut-être aurais-je du? Je les échangeais avec les filles contre un baiser ou un rendez-vous platonique. Elles m’enlevaient les mots de la bouche et me donnaient des maux de cœur en retour. Marché de dupe auquel je consentais bien volontiers.
Ce n’est que plus tard que j’ai commencé à découvrir les joies du deux-roues motorisé, sur des Solex antiques et de vieilles Mobylettes d’abord, puis sur des motos de petites cylindrées bricolées à la hâte. Mes héros avaient alors pour nom Barry Sheene, Jarno Saarinen, Giacomo Agostini, Yvon Duhamel. Ils me faisaient rêver par leurs exploits et leur talent. Depuis, cette passion pour la moto n’a cessé de grandir et de me dévorer.
J’ai voulu devenir pilote professionnel, comme eux, mais j’y ai renoncé. Faute de moyens — j’étais pauvre comme Job, comme aujourd’hui d’ailleurs —, mais aussi faute de persévérance et de réel talent. J’ai préféré m’inscrire à l’École Normale, être payé pour étudier et puis voyager. Ce que je ne regrette pas le moins du monde puisque ça m’a permis de rencontrer la femme de ma vie, celle qui m’accompagne depuis bientôt 37 ans et illumine chaque jour de mon existence. En plus de m’avoir donné un fils aussi beau qu’intelligent. Tout le portrait de ses parents! Ultimement, ça m’a conduit à exercer le métier qui est le mien aujourd’hui et que beaucoup m’envient.
Pourtant, fidèle à mes idéaux de jeunesse, je tente de le pratiquer différemment. Ne pas seulement être un témoin passif. Je me considère davantage comme un passeur de rêves que comme un journaliste. Je suis un conteur d’histoires et chacune d’entre elles pourrait commencer par « Il était une fois… ». Je cherche à partager mes aventures avec mes lecteurs et à les transporter ailleurs, hors d’eux-mêmes. Comme les livres de mes idoles d’antan l’ont fait pour moi. Partir de l’individuel pour toucher à l’universel. Au sublime!
La moto est avant tout un véhicule pour aller vers l’autre. Elle sert certes à se déplacer, au sens premier du terme, mais elle est surtout un moyen unique d’aller à la rencontre des gens. Découvrir la planète est presque secondaire. Au cours de mes voyages et de mes reportages, j’ai rencontré des personnes qui sont devenues de véritables amis d’enfance. En plus d’en retrouver d’authentiques que j’avais perdus de vue. Je ne sais pas pour quelles raisons je m’attache aux gens, mais je sais en revanche que c’est pour la vie. Comme si les qualités ou l’essence de ces personnes étaient immuables. Et nécessaires à mon équilibre.
Au fil de mes voyages, j’écris des mots d’amour à ceux qui partagent mon parcours, réellement ou virtuellement. Je tisse des liens d’amitié avec mon auditoire. Je fais le pont entre les générations. Certains de mes lecteurs ont dans la vingtaine et n’ont pas vécu les histoires que je ressasse. D’autres approchent de la soixantaine et partagent mes souvenirs avec une nostalgie béate. J’enjambe les cultures, je mélange les expériences, avec la volonté chevillée au corps de partager les bons moments de la vie avec vous. Les moments tristes ou pénibles, je les efface, je les oublie. Je n’éprouve aucune souffrance ontologique : je suis en paix avec moi-même et avec l’idéal que je me suis choisi.
Après bientôt quatre décennies d’une vie de globe-motard, je suis toujours aussi passionné, aussi étonné chaque matin de me lever pour écrire un nouveau chapitre de ma vie de vagabond. Parfois, j’ai l’impression de commencer par la fin — ou finir par le début, selon le point de vue. Ainsi, cet été, je veux participer à plusieurs courses de motos anciennes, dont le Bol d’Or Classic, moi qui n’ai jamais osé le faire quand j’avais l’âge et la condition physique pour ça. On verra bien si c’est sage ou non. De toute façon, je n’ai rien à perdre. Ce n’est pas comme si je voulais faire carrière. « L’avenir est un présent que nous fait le passé », écrivait André Malraux. Un cadeau que j’accepte volontiers. À moi d’en profiter pendant qu’il est encore temps!