Motard vagabond sans bagage
Publié le 26 novembre 2015
Je ne suis personne, je viens de nulle part et je vais sans but, avec détermination. Vers l’inconnu. Vers l’aventure. Vers la fin d’une histoire que j’essaie d’écrire au plus-que-parfait, quitte à effacer de mon esprit les souvenirs douloureux, boulets qui ralentissent ma fuite en avant. Je préfère ne retenir que les plus beaux paysages, les visages les plus souriants, les voyages les plus merveilleux, les anecdotes les plus savoureuses. Le reste est nul et non avenu.
À la lumière des événements qui ont marqué l’actualité récente, les attentats de Paris, de Beyrouth ou de Tunis, ou, à une autre échelle, non comparable, ceux qui ont émaillé la fin de saison en MotoGP, je m’interroge sur l’évolution de l’humanité, mais aussi sur mon humanisme, sur mon désir de continuer à vivre dans cette société à laquelle je m’identifie de moins en moins.
Depuis mon plus jeune âge, je me considère comme étant un citoyen du monde. Avec des racines, certes, mais aussi une certaine capacité à me transplanter ailleurs. À me bouturer. Ce que j’ai fait avec succès, selon moi.
De mon enfance, j’ai gardé la faculté de m’étonner devant la beauté de cette planète merveilleuse et fragile que j’adore, que j’idéalise parfois, et que je parcours en long, en large et en travers. La plupart du temps à moto — le véhicule favori de mes transports — et avec un minimum de barda. Les bagages sont un frein à l’aventure. Au sens propre, c’est-à-dire quand on parle d’équipements, comme au sens figuré, si on évoque les acquis, les connaissances, la culture, l’éducation ou la mémoire. Pour découvrir le monde, mieux vaut voyager léger, être ouvert et disponible, ne pas s’enfermer dans ses convictions ou ses idées préconçues. Ce que j’arrive difficilement à faire depuis quelques temps. J’ai des reflux de sentiments et des afflux de ressentiments. Et ma mémoire mélange parfois les deux, me joue des tours.
Le passé exerce sur nous une servitude douloureuse. Il nous enchaîne à une histoire, la nôtre, que l’on aimerait souvent réécrire, à un territoire que l’on voudrait fuir, à une famille humaine à laquelle on n’a plus vraiment l’impression d’appartenir. Et on se retrouve ainsi à être applaudi par des gens qu’on aurait préféré voir dans le camp adverse ou désavoué par d’autres qu’on aurait aimés savoir de notre avis. D’où cette volonté de renier notre clan social ou culturel par moments. De vouloir réinitialiser notre disque dur pour repartir à neuf. « Du passé faisons table rase… »**
Heureusement, notre mémoire, cette faculté qui oublie et qui réinvente l’histoire au gré de ses caprices, est là pour nous protéger, pour préserver notre santé mentale. La mémoire c’est la zone grise de l’intelligence. Celle qui réécrit le passé, l’enjolive ou le réinterprète. Qui choisit d’enterrer certains souvenirs — parce que trop douloureux ou pas assez glorieux — et d’en mettre d’autres en lumière, qui nous louent, nous héroïsent, nous mythifient.
La mémoire c’est un charognard qui déchire notre vie en lambeaux, un archéologue anthropologue qui creuse le passé à la recherche de traces d’humanisme, un enquêteur subjectif qui fouille notre histoire dans le but de déterrer des éléments pour en magnifier la beauté ou, à tout le moins, donner un sens à notre vie. Éclairer la noirceur. Justifier ce que nous sommes, mais surtout ce que nous avons fait pour le devenir. La mémoire c’est le Photoshop de nos souvenirs. Et les regrets exprimés, la gomme magique qui nous affranchit de notre passé, nous dédouane de nos fautes et nous offre une nouvelle virginité.
Parfois, je me sens comme Gaston, le soldat amnésique de Jean Anouilh, dans « Le Voyageur sans bagage »*, réclamé par plusieurs familles et qui cherche dans le souvenir de celles-ci le personnage qu’il aimerait avoir été à défaut de retrouver sa véritable identité. « La vérité d’un homme c’est d’abord ce qu’il cache, » écrivait justement André Malraux.
Depuis un certain temps, j’ai le sentiment que ma mémoire est défaillante, d’être un amnésique fonctionnel. Je dois lutter contre l’oubli, mais aussi contre ma mémoire sélective et infidèle qui donne à certains de mes souvenirs une symbolique et un sens hermétiques que j’ai de la difficulté à saisir. Comme si mon Moi d’avant essayait de me parler, de me dire quelque chose qu’il pense que j’aurais oublié.
J’aimerais pouvoir retrouver l’émerveillement des premières fois. La fébrilité d’un premier rendez-vous amoureux, l’enchantement d’une première écoute, la magie d’un nouveau parfum. Je voudrais les recueillir dans toute leur fraîcheur, leur innocence et les enfermer dans une boîte hermétique d’où je pourrais les ressortir à volonté sans altérer leur arome. Mais c’est illusoire, car tous ces sentiments, une fois ressassés, auraient des relents de déjà vu. La sensation qu’ils produisent sur nous dure plus longtemps que la cause qui les a produits, mais elle ne peut préserver l’attrait de la nouveauté, de l’inédit.
Comme tous les voyageurs, je laisse autant de souvenirs chez les autres que j’en accumule moi-même. Je vis dans le cœur et la mémoire de gens que j’ai croisés furtivement, ou côtoyés plus longtemps, comme eux vivent en moi. Parfois même plus intensément que dans la mémoire de certains amis de longue date. La durée et la proximité n’y sont pour rien. Un voyage n’est pas un simple trajet du point A au point B, mais un parcours initiatique alambiqué, d’une âme à une autre. D’un cœur à un autre. D’un Homme à un autre. Une escapade que l’on vit intensément, comme si c’était la dernière. Chacun d’entre nous revit ces rencontres selon sa sensibilité, ses émotions, son éducation, se les approprie et les ressuscite au besoin. « Tout aventurier est né d’un mythomane » disait Malraux, et « tout voyage découle d’un mensonge » serais-je tenté de paraphraser. Le mensonge qui veut que nous soyons libres et que le monde nous appartienne. La vérité, si tant est qu’elle existe, c’est qu’on passe notre vie à la chercher et qu’on oublie rapidement pourquoi ou pour quoi faire. Comme si c’était vital. Et si la vérité résidait dans le voyage? Dans la quête?
* « Le Voyageur sans bagage » est une pièce de théâtre en 5 tableaux de Jean Anouilh parue en 1937
** Paroles extraites de « L’Internationale »