ou le voyage, comme une petite mort
Publié le 5 octobre 2015
Je viens de rentrer d’un voyage d’un mois en France et en Italie, un périple inoubliable dont je ne suis pas revenu tout à fait ou pas tout entier.
Mon enveloppe corporelle est à Montréal, certes. Mais elle erre dans mon bureau, comme un vagabond céleste, sans but, sans plaisir. Mon âme, elle, est restée quelque part entre Venise et le tunnel du Mont-Blanc à s’émerveiller du paysage, à écouter la musique mélodieuse des voix italiennes aux tonalités érotiques. Quant à mon cœur, il tient compagnie à mes frères et sœur et à leur conjoint, à mes neveux et nièces, à mes amis. Il se réchauffe à la chaleur de leurs sentiments et s’émerveille de tant d’amour et d’amitié.
Pourtant, depuis mon retour, j’ai l’impression de vivre une petite mort. Pas au sens où l’entendait Ambroise Paré, père de la chirurgie moderne, quand il évoquait la syncope ou l’étourdissement. Ni au sens érotique que revêt habituellement cette expression quand elle évoque l’orgasme ou le grand frisson qui lui succède. Non, c’est plutôt un sommeil éveillé dans lequel j’ai conscience de ce qu’il se passe autour de moi sans pouvoir intervenir. Comme lors d’une anesthésie locale. Une petite mort au sens littéral. Alphonse Alais a déjà dit à la boutade, avec ce sens du calembour qui le caractérisait : « Partir, c’est mourir un peu, mais mourir, c’est partir beaucoup ». Et ce n’est pas complètement absurde quand on y réfléchit bien.
Dans son magnifique poème intitulé Le Voyage (Les Fleurs du mal), Charles Baudelaire propose une réflexion intéressante sur le voyage qui conduirait selon lui à l’ennui, à la mélancolie, au spleen. Voyage terrestre, initiatique, spirituel ou hallucinatoire, toutes ces escapades ne seraient qu’une illusion qui, au mieux, mènerait à des « Paradis artificiels », à la lassitude, éventuellement à la mort (lire le poème à la fin de ce billet).
Le voyage et le plaisir sont des drogues dures qui provoquent des atterrissages douloureux, m’a dit un ami. Moi, j’ai bien atterri, mais je reste prisonnier de mes soliloques intérieurs. De mes envies d’évasion. De l’impossibilité de les partager avec d’autres. Pour rompre le silence terrifiant de la solitude, je chantonne un air mélancolique, sorte de cantique au phrasé lent, appel au secours lancé vers le ciel, vers le néant. En l’absence de réponse, il me reste le choix des larmes.
« Le silence après Mozart, c’est encore du Mozart », m’a fait remarquer une amie qui s’inquiétait de ma santé mentale. Mais dans mon cas, ce n’est pas du Mozart que j’entends, mais du Paul Verlaine chanté par Léo Ferré. La Chanson de l’automne. Triste, mais savoureusement mélancolique.
Pourtant, il n’y a qu’en voyage, il n’y a qu’ailleurs que je me sens totalement chez moi. À Montréal, la France me manque. En France, je m’ennuie du Québec. Je suis le cul entre deux chaises, faisant continuellement le grand écart entre deux continents qu’un océan pas vraiment pacifique sépare. Ailleurs, je peux savourer l’instant, les paysages, les gens, les sensations pleinement, sans arrière-pensée. Je ne suis plus un voyageur clandestin en transit entre deux pays, entre deux cultures, entre deux solitudes, mais un bourlingueur impénitent en quête d’ailleurs et d’espoir.
Par moments, j’ai l’impression d’être un voyageur en sursis, égaré sur une terre inconnue, errant de par le monde pour rendre compte de ses pérégrinations. Un vagabond infatigable, inlassable pédagogue qui passe son temps à vouloir transmettre aux autres ce qu’il voit, ce qu’il découvre dans ce long et passionnant périple qu’est la vie. Le voyage physique n’ouvre pas nécessairement l’esprit — sinon les touristes incultes et mal élevés que l’on croise à Venise, au Mont-Saint-Michel, au Grand Canyon ou sur la Grande Muraille de Chine seraient tous de grands penseurs —, mais il permet à ceux qui ont déjà l’esprit ouvert de confronter leur réalité et leurs expériences à de nouveaux horizons. À de nouvelles cultures. Il leur permet de s’enrichir et de transmettre cette richesse à leurs proches, à leurs amis. Il les aide à oublier aussi.
Dans quelques semaines, voire quelques jours, j’aurais retrouvé la sérénité, la paix intérieure et je me mettrais alors en quête d’une nouvelle destination, de nouvelles aventures. Il me reste assez de vies en moi pour mourir un peu chaque fois que je pars sans que ma vie soit réellement en danger. Et puis, pour tuer l’ennui, j’ai les poèmes de Baudelaire, de Rimbaud, de Verlaine, les récits de voyage de Jack Kerouac ou d’Ernesto Guevara. Et la musique de Léo Ferré dont « les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon cœur d’une langueur monotone. »
————————————
Le Voyage
Charles Baudelaire
I
Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah! que le monde est grand à la clarté des lampes!
Aux yeux du souvenir que le monde est petit!
Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le cœur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :
Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme;
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.
Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
D’espace et de lumière et de cieux embrasés;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons!
Ceux-là, dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom!
II
Nous imitons, horreur! la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds; même dans nos sommeils
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.
Singulière fortune où le but se déplace,
Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où!
Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou!
Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie;
Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l’œil! »
Une voix de la hune, ardente et folle, crie :
« Amour… gloire… bonheur! » Enfer! c’est un écueil!
Chaque îlot signalé par l’homme de vigie
Est un Eldorado promis par le Destin;
L’Imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin.
Ô le pauvre amoureux des pays chimériques!
Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques
Dont le mirage rend le gouffre plus amer?
Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis;
Son œil ensorcelé découvre une Capoue
Partout où la chandelle illumine un taudis.
III
Étonnants voyageurs! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers!
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile!
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.
Dites, qu’avez-vous vu?
IV
« Nous avons vu des astres
Et des flots; nous avons vu des sables aussi;
Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.
La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.
Les plus riches cités, les plus beaux paysages,
Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.
Et toujours le désir nous rendait soucieux!
— La jouissance ajoute au désir de la force.
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir le soleil de plus près!
Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès? — Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin!
Nous avons salué des idoles à trompe;
Des trônes constellés de joyaux lumineux;
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux;
Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse;
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »
V
Et puis, et puis encore?
VI
« Ô cerveaux enfantins!
Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché :
La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût;
L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égout;
Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote;
La fête qu’assaisonne et parfume le sang;
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant;
Plusieurs religions semblables à la nôtre,
Toutes escaladant le ciel; la Sainteté,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et le crin cherchant la volupté;
L’Humanité bavarde, ivre de son génie,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
“Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis!”
Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
Et se réfugiant dans l’opium immense!
— Tel est du globe entier l’éternel bulletin. »
VII
Amer savoir, celui qu’on tire du voyage!
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui!
Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste;
Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le Temps! Il est, hélas! des coureurs sans répit,
Comme le Juif errant et comme les apôtres,
À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d’autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.
Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant!
De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,
Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le cœur joyeux d’un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : « Par ici! vous qui voulez manger
Le Lotus parfumé! c’est ici qu’on vendange
Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n’a jamais de fin! »
À l’accent familier nous devinons le spectre;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
« Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Électre! »
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.
VIII
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l’ancre!
Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons!
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons!
Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte!
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau!