La solidarité motarde existe-t-elle encore en 2015?
Publié le 22 juillet 2015
D’année en année, le salut motard se perd. Et l’esprit qui l’accompagnait avec lui. Il s’étiole, se délite. Surtout chez certaines catégories d’usagers. Aujourd’hui, le niveau de formation ou d’expérience de nombreux pilotes est de plus en plus affligeant et il est rare de voir des motos affichant un kilométrage élevé. Au point où je me demande ce que signifie le concept de « solidarité motarde » en 2015.
Avec mes baskets moto, mon blouson de cuir et mon casque « Racing » j’ai l’air d’un p’tit jeune, mais mes cheveux grisonnants témoignent de mon vécu. (photo © Dave Beaudoin)
Cette question, je me la pose régulièrement depuis quelques années déjà. Elle est revenue sur le tapis cette semaine lors d’un repas au restaurant avec mon pote Patrick, lui-même motocycliste. Patrick est un authentique passionné avec qui j’ai entrepris de nombreux voyages, dont un magnifique périple de trois semaines, l’an dernier, qui nous a fait traverser une dizaine de pays alpins, sans parler de notre pèlerinage annuel en Drôme.
Je comprends un peu ceux qui ne retournent pas le salut, même si ça me gêne de l’avouer. En fait, je me sens très éloigné de certains motards que je rencontre. Il y en a très peu avec qui j’ai des atomes crochus, avec qui je connecte, avec qui j’ai envie de rouler. Nous ne venons assurément pas du même monde, même si ce n’est pas une raison de nous éviter. Nous ne vivons pas la même passion ou, à tout le moins, nous ne l’exprimons pas de la même manière. La grande majorité des motards ne sont pas des gens que je côtoierais dans la vie quotidienne. Avec lesquels je deviendrais ami ou avec lesquels je partirais en vacances. Soit par manque d’intérêts communs, soit en raison de différences culturelles ou de divergences d’opinions. Pourtant, je salue tous les motocyclistes que je croise, mais pas les Spyder — il y a des limites tout de même. Et si un motard est arrêté au bord de la route, je m’arrête pour vérifier s’il est en panne et si je peux l’aider (ceci dit, je m’arrête aussi quand un automobiliste est en panne). Est-ce par solidarité ou par habitude? À moins que ce ne soit à cause de mon éducation. Va savoir!
Je me demande parfois si le fait de partager un intérêt pour la moto dédouane les motards de leurs défauts ou de leurs vices à mes yeux? Peut-être qu’inconsciemment, je m’attendais à ce que tous soient des gens de qualité faisant preuve de bon goût. Nos idéaux de jeunesse nous amènent souvent à entretenir des attentes démesurées à l’égard des gens qui partagent nos passions. Ce qui nous laisse amèrement déçus parfois. Statistiquement, on retrouve le même échantillonnage d’individus dans la communauté motarde que dans la population générale et les probabilités de tomber sur des personnes que l’on n’apprécie guère pour toutes les bonnes raisons du monde sont identiques. Il y a donc autant de risques de tomber sur un con à moto qu’en voiture ou à pied.
Patrick semblait partager le même constat. « On vit un peu la même chose dans le milieu du camionnage — il est trucker au cas où vous ne l’auriez pas deviné — et on se fait signe quand on se croise. Pas sur la 401, c’est sûr. Sinon on passerait notre temps la main en l’air. Mais sur les routes moins fréquentées. C’est sûrement dû au fait qu’on partage non seulement le même métier, mais surtout les mêmes galères. »
Intéressant! Serait-ce donc la marginalisation que nous avons subie collectivement à l’âge d’or de la moto qui s’exprimerait à travers ce salut que les plus âgés d’entre nous affectionnent tant? Celui-ci serait-il une réminiscence des temps immémoriaux, un réflexe conditionné par des années de lutte pour notre reconnaissance sociale? Pour notre survie?
À mon avis — et je peux me tromper —, c’est le succès de notre sport, en partie causé par l’arrivée massive au début des années 90 de « baby-boomers » aisés à la recherche de sensations fortes et de validation instantanée qui est à l’origine de la déchéance de la solidarité motarde et du salut. Les passionnés sont devenus une espèce menacée. Ils sont progressivement remplacés par des conducteurs dilettantes — et là j’emploie le terme conducteur plutôt que pilote à dessein — par des hédonistes et des motards du dimanche. Par tous ceux qui voient dans la moto un mode d’affirmation de soi plutôt qu’une passion, qu’un sport ou qu’un art. Un art de vivre. Par ceux qui ont forcé l’industrie à développer des produits de niche correspondant à leurs besoins spécifiques ou à leurs mauvaises habitudes de conduite. Par ceux qui glorifient l’électronique qui les absout de leur manque d’expérience et de talent.
Personnellement, je respecte toutes les catégories de motocyclistes — les sportifs, les acrobates, les bikers, les roule-toujours, les baroudeurs du dimanche, les capitaines de navire, les frimeurs, les poseurs du Dairy Queen, les enduristes —, même si je ne comprends pas toujours leur manière de pratiquer la moto. Il y a presque autant de façons de faire de la moto qu’il y a de motards. Et aucune n’est meilleure que l’autre. Juste différente.
Pourtant, je m’interroge sur le fait que notre espèce se dilue, que la pratique de la moto soit de plus en plus marginalisée. Mais aussi que les motards soient de plus en plus méfiants, pour ne pas dire agressifs, à l’égard de ceux qui ont choisi une façon distincte de vivre la moto. Dernièrement, il m’est même arrivé de recevoir un doigt d’honneur de la part d’un Harleyiste que je venais de saluer. Il faut dire que je pilotais une petite sportive de 300 cc ce qui a du me faire passer pour une « femmelette » à ses yeux. Indigne de mériter un retour de salut de sa part.
Quand je rencontre des motocyclistes sur la route, ils sont souvent surpris quand j’enlève mon casque et qu’ils découvrent ma calvitie avancée et mes cheveux gris. Si eux-mêmes sont vieux et que l’on vient de se « tirer une bourre », l’étonnement est alors mutuel. L’autre devient un miroir dans lequel notre propre vieillesse se reflète. Les jeunes quant à eux sont étonnés qu’un « papy » puisse encore rouler à moto, et plutôt bien, dois-je ajouter sans aucune modestie. Ébahis aussi de constater que la passion que j’éprouve pour la moto transpire par tous les pores de ma peau après tant d’années. Ce qui ne m’empêche pas d’avoir de nombreux autres centres d’intérêt, d’être curieux et cultivé tout à la fois.
Dans les années 60-70, voire 80, il était facile de définir le portait-type du motocycliste lambda. La loi du petit nombre garantissait notre unicité et renforçait notre intégrité identitaire. Les motards formaient une famille composée d’individus réunis par la même passion, le même attachement et la même fraternité. Une communauté constituée de personnes disparates ayant peu de choses en commun, si ce n’est l’amour de la moto, dont les membres se reconnaissaient au premier coup d’œil et se saluaient parfois ostensiblement, souvent discrètement.
Si le fait d’être plus nombreux aujourd’hui nous garantit une plus grande visibilité et contribue à nous donner un début de respectabilité, il nous fragilise en tant que groupe. Couper du vin avec de l’eau le dégrade irrémédiablement. Le pervertit. L’abandon insidieux du salut marque à mon avis la disparition irréversible de la solidarité motarde. Et toutes les valeurs partagées par notre phratrie à la fin du siècle dernier semblent désormais désuètes, surannées, voire folkloriques. Ou alors, c’est moi qui vieillis.
* Les Darwin Awards sont des récompenses humoristiques décernées aux personnes décédées ou stérilisées à la suite d’un comportement particulièrement stupide de leur part, et sont ainsi remerciées (le plus souvent à titre posthume) pour avoir, de cette façon, contribué à l’amélioration globale du patrimoine génétique humain.