Ou les tribulations d'un motard vagabond
Publié le 8 mars 2015
Il suffit parfois d'un rien, d'une image, d'un mot, d'une chanson pour revivre un moment particulier de son existence. La mienne est faite d'errances, de voyages, d'évasions et il m'a suffit d'une photo pour tirer le fil d'Ariane de ma vie et retrouver mon chemin dans le labyrinthe de mes souvenirs.
Photos © Didier Constant, Dave Beaudoin, Nathalie Renaud, Patrick Laurin, Hélène Ginollin, DR
Dernièrement, en sélectionnant des photos réalisées au cours des 30 dernières années, en vue de publier un livre d’images de voyages, sorte de roadbook photographique illustrant mes pérégrinations, j’ai réalisé que ma vie ressemblait à un road movie, inspiré de «Sur la route», le roman de Jack Kerouak, livre culte de ma jeunesse ou de «Carnets de voyage», le superbe film de Walter Salles sur la traversée de l’Amérique du Sud à moto, en 1952, par le jeune Ernesto Guevara et son compagnon Alberto Granado. Le premier deviendra le «Che», figure légendaire de la révolution cubaine alors que le second, biochimiste réputé, fondera l’École de médecine de Santiago de Cuba.
Ces deux œuvres fondatrices évoquant des voyages initiatiques m’ont profondément marqué, à deux époques clefs de ma vie. La première au sortir de l’adolescence, quand j’ai réalisé que je n’étais pas doué pour la sédentarité, que le nomadisme était inscrit dans mon ADN, héritage génétique provenant de ma mère aux origines métissées bretonne et tzigane. La seconde à l’approche de la cinquantaine, quand j’ai décidé de fonder motoplus.ca et de tenter l’aventure de la publication sur Internet.
En 1981, j’ai délaissé le confort d’un poste permanent au sein de la fonction publique française et la promesse d’un avenir tracé au cordeau pour venir tenter ma chance au Québec, la terre de ma femme. Changer de pays et tout recommencer à zéro. Faire table rase du passé. L’aventure ultime en quelque sorte! Découvrir de nouveaux paysages, une nouvelle culture, une nouvelle langue, se faire de nouveaux amis. Depuis, je mène une vie d’expatrié, le cul entre deux chaises, entre deux continents, entre deux familles, entre deux cultures. Une vie d’errance, une vie d’erreurs, une vie de bonheur. Une existence bien remplie dans laquelle l’amitié et le partage ne sont pas de vains mots, mais constituent une façon d’être, de vivre, mais surtout mon véritable ancrage faute de terre dans laquelle planter mes racines.
Au fur et à mesure que les images défilent sur mon écran, en ordre chronologique, les souvenirs me submergent et me ramènent vers le passé avec vigueur, comme tiré vers le fond de l’océan par les tentacules d’une pieuvre géante. Je revois chaque périple en flashbacks, redécouvrant des lieux sublimes et des visages familiers sortis des méandres de ma mémoire. Je retrouve des sons, des odeurs que je croyais oubliés à jamais. Des sensations qui me rajeunissent d’une quarantaine d’années et me font revivre des moments magiques. Ceux de ma jeunesse, quand j’étais fort et beau. Insouciant!
Je me rappelle mes premières sorties à moto au guidon d’une Honda CB125S 1972 poussive, chargée comme une mule, qui me faisait l’effet d’une bombe à l’époque. Les balades avec les potes chevauchant eux aussi des engins aux performances anémiques qui nous feraient sourire aujourd’hui, mais nous comblaient en ce temps-là. Nous mettions une journée entière pour parcourir les 400 kilomètres qui nous séparaient d’une concentration sur le plateau du Larzac, ou d’une course nationale au fin fond de la cambrousse, nous arrêtant des dizaines de fois pour faire le plein, fumer une cigarette ou casser la croute en chemin. Une miche de pain, un saucisson sec et une tablette de chocolat constituaient alors un festin de roi. Que l’on arrosait avec une bière tiède insipide, mais ô combien rafraichissante! On portait des Barbour huileux, des bottes de motocross frottées à la graisse de baleine pour les imperméabiliser et des casques Cromwell surmontés de lunettes d’aviateur. Nous étions jeunes, passionnés, avides d’aventures. Nos motos étaient notre passeport vers l’indépendance et la liberté. Même quand elles tombaient en panne sur le bord d’une départementale déserte. On savait quand on partait, jamais quand on arriverait. Mais on arrivait toujours. Avec quelques heures de retard, parfois quelques jours, l’important n’étant pas de parvenir à destination, mais de prendre la route.
Dans les années 60-70, la moto était le véhicule de l’évasion par excellence, dans tous les sens du terme. Elle donnait accès à un paysage sauvage, loin de la ville et des contingences du monde moderne. Elle constituait le symbole ultime de la liberté individuelle pour toute une génération de motocyclistes. Pourtant, elle a très vite été contrôlée et réglementée par l’État au point d’être aujourd’hui complètement dénaturée. De la liberté des premiers jours, il ne reste que des images floues qui s’effacent dès qu’on branche un GPS, outil de l’asservissement de l’Homme par la technologie. Un outil d’une efficacité redoutable pour savoir en tout temps où l’on est et où l’on va, sans jamais se perdre. Mais en demandant aux satellites américains de tracer notre route, nous perdons notre âme, notre indépendance, notre liberté. Comment se trouver si on ne s’égare jamais?
Aujourd’hui, à l’ère des radars automatiques et des mouchards électroniques, il faut aller sur les circuits ou dans les sentiers pour retrouver un semblant de liberté, pour donner libre cours à notre passion sans entraves. Ou bien voyager dans des contrées éloignées dans lesquelles Big Brother ne sévit pas encore, à tout le moins pas sur les routes.
À défaut de pouvoir assouvir ma passion sur les routes d’ici, je trouve mon plaisir ailleurs. Et ça me convient tout à fait. J’adore voyager. J’en ai même fait ma profession… de foi!