Ou de la futilité de vivre et de chercher à se réaliser
Photos: Renaud Henry (action) et Didier Constant (paysage)
Chaque fois que je reviens de voyage ou d’un stage de pilotage, le poème de Raymon Queneau «Rien ne sert de courir» (voir à la fin du texte) me revient à l’esprit comme pour tempérer mon enthousiasme. Car il est vrai que, quels que soient les périples que l’on entreprend, on finit toujours par revenir à notre point de départ, un peu plus usé, un peu plus brisé — c’est encore plus vrai cette fois-ci — et surtout beaucoup plus pauvre, financièrement s’entend, car enrichi des expériences vécues et des rencontres faites.
Le dernier voyage que je viens de vivre m’a amené à sillonner les Alpes tout en traversant neuf pays européens en plus de participer à quatre journées de roulage sur les magnifiques circuits de Brno, en République tchèque et de Pannonia Ring, en Hongrie. Une expérience inoubliable que je me remémore quotidiennement depuis mon retour.
Pourtant, je ne peux m’empêcher de penser à la futilité de ce type d’aventure. Mon éducation judéo-chrétienne fait que je me sens toujours coupable à postériori quand j’éprouve du plaisir. Le plaisir, c’est comme la richesse, c’est suspect. C’est mal!
Si le voyage peut se défendre assez facilement, sans même qu’il soit nécessaire d’aborder la question de la justification professionnelle, qu’en est-il du volet roulage? Pourquoi continuer à perdre mon temps à faire de la piste quand je sais pertinemment que c’est une cause perdue? À la veille de mes 60 ans, mon pilotage s’améliore peut-être encore, mais pas mes chronos. Je suis victime des lois de la nature et le vieillissement me rattrape plus vite chaque année affectant irrémédiablement mes capacités.
L’exercice est d’autant plus futile que l’issue est connue. Aussi bon soit-on, c’est une course que l’on ne peut pas gagner. Pas chaque fois. Pas à coup sûr. Pas sans risque. Il y aura toujours un pilote plus rapide que vous. Un petit génie du genre de Marc Marquez qui se pointera au détour d’un virage pour vous battre et vous remettre à votre place. Et ça, c’est quand on est très bon. À mon niveau, les pilotes plus rapides sont légion et je suis heureux quand je peux évoluer en milieu de groupe plutôt qu’en queue de peloton. Alors? À quoi bon, me direz-vous? Pourquoi prendre autant de risques en pure perte?
Parce que j’aime ça. Parce que j’en ai besoin. Je pilote par passion. C’est vital pour moi. Si j’arrête, je meurs. C’est une figure de style, bien sûr, mais elle n’est pas très loin de la vérité. Rouler c’est mon karma. Le prix à payer pour des décennies de vie contemplative dans une existence antérieure? Peut-être!
Pour ce qui est des roulages et des stages de pilotage, disons qu’aujourd’hui je n’ai plus rien à gagner, si ce n’est le respect de moi-même. Je le fais pour me prouver que je suis encore vivant. Pour me remettre en question, en danger. Mais surtout, parce que j’adore ça. J’adore le plaisir que j’éprouve à sentir mon genou caresser l’asphalte, j’adore négocier un virage le plus rapidement possible, en plein contrôle, j’adore ressentir la traction du pneu arrière de ma moto ou l’avant se cabrer à l’accélération. J’adore piloter sur piste, tout autant que j’adore parcourir le monde sur deux roues.
En fait, je roule pour trouver ma place sur cette terre. Au sens propre comme au figuré. Mais aussi pour trouver ma vraie demeure. Quand on vit le cul entre deux continents, entre deux pays, comme c’est mon cas, on ne sait plus très bien ce que «chez soi» veut dire. On a le sentiment que notre véritable pays est ailleurs, à découvrir. À bâtir.
«L’inutile et le superflu sont plus indispensables à l’homme que le nécessaire», écrivait René Barjavel. La moto, les voyages, le circuit, c’est ma bouée de sauvetage. Mon luxe indispensable. Et s’il est futile de vouloir vivre sa passion, alors je revendique ma superficialité.
RIEN NE SERT DE COURIR
Raymond Queneau
Un grain de blé s’envola
en l’air loin de l’aire
un grain de blé s’envola
parcourant la terre entière
un oiseau qui l’avala
traversa l’Atlantique
et brusquement le rejeta
au-dessus du Mexique
un autre oiseau qui l’avala
traversa le Pacifique
et brusquement le rejeta
au-dessus de la Chine
traversant bien des rizières
traversant bien des deltas
traversant bien des rivières
traversant bien des toundras
dans son pays il revint
brisé par tant d’aventures
et pour finir il devint
un tout petit tas de farine
Pas besoin de tant courir
pour suivre la loi commune