«I am a poor lonesome biker…»
Publié le 27 février 2013
En avril 2010, j'ai entrepris un voyage de 7 500 km en deux semaines, dans le Sud des États-Unis (Virginie, Caroline du Nord et du Sud, Georgie, Floride, Tennessee, Kentucky, Alabama), dont un stage à l'école de Kevin Schwantz, au Barber Motorsports Park et une excursion mémorable sur le Tail of the Dragon 😉 Super souvenir 👍
Photos © Killboy, Xtreme Sports Photography, Zee Photos, Didier Constant, DD
Dimanche soir en déroute, perdu dans une ville tentaculaire, en chemin vers des horizons ensoleillés. Je roule à l’aveuglette en suivant les indications loufoques d’un GPS déboussolé qui ne cesse de recalculer son itinéraire. Personne sur l’autoroute déserte éclairée par quelques lumières verdâtres. On dirait un paysage de lendemain de cataclysme nucléaire. Surtout ne pas arrêter. Ne pas prendre cette sortie qui s’enfonce dans une banlieue malfamée, avec ses stations-essence délabrées, son lot de voitures abandonnées en bordure de la route, pneus envolés, carrosseries carbonisées. Continuer de rouler. Direction plein Sud… c’est là que le soleil brille. Que la misère est moins pénible, comme le chante si merveilleusement Aznavour.
La pluie cessera, c’est sûr. Ça ne peut pas être le déluge durant tout le voyage… Je trouverai bientôt un motel où poser mes valises et me reposer. Enlever mon casque. Ne plus entendre ce bourdonnement incessant qui me rend dingue. Plus de 20 heures de route, sans dormir, ni manger décemment, sous une pluie incessante, ça affecte le moral et le jugement. Mes os sont gelés, raidis par le froid et la fatigue. Et mon esprit englué dans ses soliloques intérieurs. Mais pourquoi ai-je donc décidé de passer par New York et Washington, quand il aurait suffi de couper par Buffalo, Cincinnati et Nashville, au cœur de l’Amérique profonde ? Peur de l’inconnu ? Ou soudaines réminiscences de «Délivrance» ?
Puis, à l’approche d’un gigantesque échangeur routier, un panneau amical indiquant l’autoroute I-85 Sud… Celle qui va vers Atlanta et me mènera à bon port, à la frontière du Kentucky et du Tennessee, demain en début de journée.
Si tout va bien, j’arriverai à Atlanta dans moins d’une heure. Je prendrai un bon repas chaud dans un resto typique de la Géorgie en écoutant Lynyrd Skinyrd brailler un «Sweet Home Alabama» que je trouverai presque réconfortant dans les circonstances. Nullement anachronique. Dans le Sud, le temps semble s’être arrêté au milieu des années 70. Musicalement, en tout cas. Où que vous alliez — Atlanta, Birmingham, Mobile, Memphis, voire Daytona —, vous entendez sempiternellement les mêmes rengaines : « Free Bird », « A Horse With No Name », « I Need You », « Tin Man », « California Dreamin », « Hotel California », « Travelin’ Band », « Born on the Bayou », « Have You Ever Seen The Rain ? », ou encore « Suzie Q ». À Nashville, ajoutez quelques succès d’Hank Williams, de Chet Atkins, de Loretta Lynn ou des Osmond Brothers et à Memphis la discographie complète d’Elvis et de B. B. King.
Lundi, la matinée est glorieuse. Le brouillard s’est levé comme un hijab soufflé par le vent, dévoilant un paysage magique, d’une beauté presque féminine. Je roule dans le parc des Great Smoky Moutains, par lequel je fais un détour, pour rejoindre la route US129 Nord, à la frontière de la Caroline du Nord et du Tennessee. Ce bout de route mythique surnommé « The Tail of the Dragon » s’étend sur une distance de 18 kilomètres et compte pas moins de 311 virages. Le « Deal’ s Gap » (l’autre nom du Dragon), j’en ai entendu parlé des centaines de fois. Selon mes amis et confrères qui l’ont parcouru, il s’agirait de la huitième merveille du monde motocycliste.
En bon journaliste consciencieux, je décide de le parcourir dans les deux directions, à un rythme très sportif. De retour au « Deal’s Gap Motorcycle Resort » qui marque l’entrée sud de la 129, je sens encore le souffle chaud du cerbère cracheur de feu dans mon cou. Mes tempes battent à vive allure. J’ai chaud. Je me sens vidé, mais conscient du devoir accompli, comme Saint-Georges après son triomphe sur le Mal. Ma Goldwing, elle, halète à mes oreilles, le souffle court. On dirait un boxeur qui vient de terminer son combat. Ses flancs portent encore les stigmates de sa bataille avec le « Dragon » dont elle n’a pu éviter le coup de griffes vengeur. Une large éraflure orne le bas de son carénage, côté droit. À cet endroit, la peinture a laissé place à la fibre de verre. Même mes bottes Dainese portent les traces de notre lutte avec la Bête. Pourtant, je reste un peu sur ma faim. J’ai adoré l’expérience, ne vous méprenez pas, mais je trouve que le « Dragon » n’est pas à la hauteur de sa légende. J’ai emprunté des routes autrement plus exigeantes dans les Alpes, les Pyrénées, les Dolomites ou encore les canyons de Californie. Et qui déroulent leur tracé sinueux sur une distance autrement plus longue. Mais je ne boude pas mon plaisir pour autant. Je reprends ma route, le cœur léger et l’esprit en paix.
C’est une fin d’après-midi sublime. Une de ces journées de printemps chaudes et ensoleillées typiques du sud des États-Unis. En plein été, la chaleur ici sera étouffante et l’air chargé d’humidité. Insupportable ! Mais aujourd’hui, à ma mi-avril, on dirait le paradis sur Terre. Je roule tranquillement vers l’ouest, en direction de Chattanooga. Le soleil couchant baigne les montagnes du Tennessee qui découpent l’horizon, au nord, d’une envoutante lumière orangée. On dirait l’image de fin d’une bande dessinée de Lucky Luke. « I am a poor lonesome biker… »