Est-ce le temps du déclin pour la moto?
Vendredi 21 décembre 2012; je me suis mis sur mon 31, c’est-à-dire que j’ai enfilé un slip propre et des chaussettes neuves, suivant en cela les sages conseils de ma défunte mère: «On ne sait jamais ce qui peut arriver dans la vie, disait-elle. En cas d’accident, t’auras l’air de quoi si tu retrouves à l’hôpital avec un caleçon sale et des chaussettes trouées?» Il faut préciser que ma mère avait tendance à voir le côté négatif des choses. Personnellement, je m’inquiétais davantage de savoir ce qu’il arriverait si je rencontrais la femme de mes rêves alors que je portais des sous-vêtements souillés. Mais là, je digresse…
Je disais donc que je suis tiré à quatre épingles. Pour un peu, je me trouverais presque beau. La table est dressée et l’odeur du roti de porc aux noix de pacanes et parmesan qui mijote au four envahit la cuisine. En effet, j’ai invité quelques amis à souper, question de ne pas être seul pour la fin du monde, me disant qu’il serait plus agréable de partager ce moment d’éternité entre potes. J’ai préparé un repas pantagruélique — tant qu’à mourir, autant le faire le ventre plein —, qui devrait s’éterniser jusqu’à l’aube (si les Mayas nous en donnent la chance), l’occasion rêvée de faire de copieuses libations et d’oublier un instant tous les maux de la Terre.
Le vin aidant, nous avons commencé à remonter le cours de notre vie à la recherche de réminiscences d’un passé lointain. Et, une chose en entraînant une autre, nous avons commencé à parler moto. Bien que 20 ans séparent le plus âgé du plus jeune d’entre nous, nos expériences en la matière se ressemblent étonnamment. Il y a bien sûr des spécificités culturelles et géographiques dans nos vécus individuels, mais nous partageons un bagage commun, une sensibilité de caste.
En ce qui me concerne, il a vite été clair que la moto serait une compagne pour la vie, pas une amourette ou une passion qui s’autoconsumerait. Je n’avais pas planifié, à l’origine, d’en faire un métier, mais quand l’occasion s’est présentée, le choix fut facile, logique, implacable. Issu d’un milieu prolétaire, je n’ai jamais eu les rêves de ma condition (entendez par là que je n’ai jamais souhaité devenir millionnaire et mener une vie de jet-setter). J’ai plutôt opté pour la précarité financière, sachant sciemment que la contrepartie serait d’avoir la possibilité de parcourir le monde à moto, à la découverte de contrées lointaines et de gens captivants. Néanmoins, je n’ai jamais réuni les conditions d’assumer complètement mes rêves d’évasion, privilégiant des escapades occasionnelles et de courte durée à un vagabondage permanent. Je parcours le monde à moto, certes, mais par étapes, avec un retour à la maison entre chaque voyage. On porte tous les chaînes qu’on a choisies… Pour autant, cela m’a permis d’étendre mes horizons, de savourer de nouvelles façons de pratiquer la moto, de découvrir des décors fantastiques et des gens incroyables. Au cours de toutes ces années, j’ai eu la chance de côtoyer des légendes du sport comme Yvon Duhamel, Miguel Duhamel, Kevin Schwantz, Freddie Spencer ou Eddie Lawson, pour ne citer que les plus connus, de participer, en tant que journaliste, à des événements de classe mondiale (Paris-Dakar, Rallye de l’Atlas, Grand Prix, SBK, endurance, ISDE, etc.), mais aussi d’essayer la plupart des motos mises en marché. Elle est pas belle la vie?
Aujourd’hui, je mesure à quel point je suis privilégié de pouvoir vivre ainsi ma passion et je me rends compte que beaucoup de gens, dont certains plus méritants, n’ont pas cette chance. Malgré cela, je ne me sens pas coupable de mener cette vie — je me suis donné les moyens d’y parvenir et j’ai fait de gros sacrifices pour cela —, pas plus que je me considère en état d’imposture. Je dirais même, au risque de passer pour prétentieux, que je fais plutôt bien mon boulot. ƒCe qui me surprend, après plus de 30 ans de carrière, c’est de constater que je ne me lasse pas de la moto. Je ne suis ni aigri, ni blasé. Pourtant, depuis quelques années, je m’inquiète pour l’avenir du motocyclisme. De l’absence de relève, dans un premier temps, mais surtout des changements qui influencent la pratique quotidienne de notre sport.Ainsi, depuis 4 ou 5 ans, les gouvernements de plusieurs pays, dont le nôtre, malheureusement, tentent de nous éliminer de la circulation. Après avoir échoué dans leur tentative de nous décourager par des mesures financières — hausses indues des coûts d’immatriculation, de l’assurance et des permis de conduire, resserrement des normes antipollution, obligation de l’ABS, etc. —, ils s’en prennent maintenant à l’essence même de notre passion en rendant sa pratique de plus en plus contraignante et en limitant notre liberté d’action.À l’origine moyen de locomotion pratique et économique, la moto s’est développé, dans les années 60-80, dans un milieu propice où les notions de liberté, d’aventure et de partage étaient des valeurs sociétales, pas seulement un leitmotiv pour les motards.
Ceux de ma génération ont été bercés par le mythe du motard solitaire («I am a poor lonesome biker»), à la fois rebelle et délinquant (comme dans «L’homme à la moto» d’Édith Piaf), mais solidaire (l’esprit motard).Aujourd’hui, ces valeurs n’ont plus cours. La société a institutionnalisé le principe de précaution et l’a érigé en dogme. Le discours officiel qui s’appuie sur la sécurité tous azimuts, l’écologie et la coercition, plutôt que sur l’éducation et la responsabilisation, nous marginalise chaque jour davantage.Du GPS au radar photo, de l’ABS au contrôle technique, de l’antipatinage aux limitations de vitesse, la technologie et la répression ont pris le pas sur la passion et la liberté. Même les constructeurs, qui devraient être nos alliés objectifs, procurent aux gouvernants les outils de notre aliénation. Par souci mercantile. Une vision à court terme dont ils auront rapidement à payer les coûts.
Si les années 50 à 80 ont marqué l’âge d’or de la moto, les années 2000 pourraient bien être celles de la fin d’un monde, pour notre sport et notre industrie, à tout le moins. En disant cela, je ne suis pas victime du syndrome du «c’était mieux avant». J’observe seulement l’évolution de la moto au cours des dernières décennies. J’ai vécu les 40 dernières années comme un motard passionné, mais aussi comme un témoin privilégie. J’ai accumulé assez d’expérience en la matière pour réaliser aujourd’hui à quel point notre sport est menacé d’extinction. Il n’existe en effet aucune raison logique ou pratique de conduire une moto, quoi qu’on en dise. Nous le faisons par hédonisme pur. Même les avantages inhérents à notre mode de locomotion (désengorgement du trafic routier, réduction de la pollution, valorisation des espaces de stationnement, amélioration de la qualité de vie des usagers et des citadins…) sont ignorés par les pouvoirs publics qui refusent de nous donner les moyens de les mettre en œuvre pour le bien de tous.Aujourd’hui, le temps de l’insouciance et de la recherche du plaisir est mort. L’autocratie et l’antibadinage se profilent comme les fossoyeurs de notre passion. À nous de réagir et de veiller à ce que ça ne soit pas la fin de notre monde!P.-S. : Si vous lisez ce billet d’humeur, c’est que les Mayas se sont plantés, car il a été mis en ligne le 22 décembre 2012. Est-ce à dire que j’ai mis un slip propre et des chaussettes neuves pour rien? 😉