Souvenirs collectifs et mémoire privée
De retour de voyage, toujours le même rituel : je m’empresse de trier mes photos, fébrilement. Je les classe par thème (pays, ville, architecture, mer, montagne, campagne, activité…), par intérêt, ou par qualité photographique (composition, sujet, netteté, saturation des couleurs…), pour finir par les ranger dans des albums que je partage, pour certains.
Et, immanquablement, je m’aperçois qu’il manque des centaines de clichés à cette collection. Ces images inoubliables, je ne les ai pas perdues. En fait, je ne les ai pas prises. Du moins, pas avec un appareil photo. Car mes yeux les ont bien captées et mon cerveau les a bien enregistrées, lui.
Par je ne sais quel processus mental tarabiscoté, j’ai la manie de me concentrer sur les lieux, les panoramas, l’architecture, les objets — autant de choses immuables que je sais pourtant pouvoir photographier à loisir, si le besoin se présente — et je néglige de fixer sur ma carte-mémoire les instants magiques qui ont égayé mon voyage, les gens fantastiques que j’ai croisés ou les routes sublimes que j’ai parcourues. Ces photos, mon cerveau les conserve dans sa voûte secrête pour me les restituer au hasard des balades ou des rencontres. Une odeur familière, un son insignifiant, une lumière mystérieuse suffisent à les ramener à la vie. À me les faire revivre intimement.
Elle est bizarre cette manie qui m’empêche de photographier les moments intimes ou les gens qui s’invitent dans mon quotidien, alors que je n’ai aucune inhibition à le faire dans le cadre de mon travail de photographe. Je serais même plutôt effronté quand je suis en mission.
La seule exception à cette règle non écrite, c’est quand je participe à une activité de groupe. Quand je me sens investi d’une mission de gardien de la mémoire collective (on revient là à la notion de travail). Quand, de façon non dite, le groupe compte sur moi pour conserver une trace des instants passés ensemble. Mais là encore, j’ai tendance à faire preuve de retenue. Je déclenche avec parcimonie. Je me garde une petite gêne.
Quand je fouille dans ma photothèque, je réalise que j’ai peu de photos de ma famille, de mes proches, ou de mes amis. Et ce n’est pas par manque d’intérêt. C’est simplement que j’éprouve une certaine réticence à interrompre un moment d’intimité pour prendre une photo. Comme si la magie de l’instant allait être rompue. Comme si le fait de l’inscrire sur la pellicule ou le support numérique risquait de l’estomper de la réalité.
Est-ce de la pudeur? Ou plus simplement de la timidité? À moins que ce ne soit ma façon de garder pour moi seul ces instants et ces gens que je laisse entrer dans mon cercle privé. De ne pas les «partager» avec le premier quidam venu. Ces moments, ces gens, n’appartiennent pas au monde de la virtualité. Ils ne constituent pas un patrimoine collectif qu’on s’échange sans retenue et sans signification réelle. Ils sont des constituants de ma personnalité, de mon être, de mon expérience, de ma vie. Ils me définissent. En les immortalisant en millions de pixels et en les exposant au regard des autres, j’aurais l’impression de les trahir, de les vider de leur humanité, de les priver de leur unicité. Ils deviendraient alors des noms communs, des lieux communs. Et ça ne serait pas leur faire honneur.
Est-ce à dire que je suis un piètre photographe? Un chasseur d’images égoïste qui garde pour lui les plus beaux instants? Ou, au contraire, un être sensible avec un petit cœur qui bat dans la poitrine?
Je ne sais pas. Mais je pense que je vais m’allonger un instant…
C’est à vous le divan docteur? Vous permettez?