Une passion qui traverse les générations
Publié le 16 février 2011
Dernièrement, en travaillant à la réalisation d'un album numérique de photos de famille, j'ai retrouvé deux vieilles photos prises en 1948, montrant mon grand-père et mon père à moto.
La moto, une Terrot MT de la fin des années trente (j’ai réussi à l’identifier hors de tout doute avec l’aide de quelques amis passionnés de motos anciennes, comme moi) traînait dans la cour de la maison familiale, dans la région de Loos, dans le Nord de la France. Je ne sais pas si c’est ma grand-mère qui a pris la photo, ou un de mes oncles, ou encore un ami de la famille. Mais mon père et mon grand-père étaient fiers comme Artaban sur cette rutilante machine qui, bien qu’elle fut de cylindrée moyenne pour l’époque (une 100 cc), était une monture de tourisme à part entière, permettant à son propriétaire de traverser la France, ou, dans le cas de mon grand-père, d’aller travailler en ville la semaine et de s’échapper à la campagne avec sa femme, le week-end venu.
Mon père était âgé d’une dizaine d’années au moment où cette photo a été prise, mais, huit ans plus tard, il achetait sa propre moto, une BSA 250 d’occasion qu’il gardera jusqu’à son départ pour la guerre d’Algérie, quelques mois avant ma naissance. À son tour, il assumait sa passion, suivant les traces de son père.
Je ne me souviens pas d’avoir vu ni l’un, ni l’autre rouler à moto dans mon enfance, mais je les ai souvent entendu parler avec enthousiasme de leurs expériences motorisées. La flamme qui brillait dans leurs yeux quand ils évoquaient leurs souvenirs, dans lesquels la réalité se mêlait à la fiction, réchauffait l’ambiance dans la salle à manger où la famille se réunissait pour le traditionnel déjeuner dominical. Dans mon esprit d’enfant, ces discussions passionnées et ces regards enflammés se sont imprimés comme une image synonyme de bonheur. Une image qui ne m’a jamais quittée depuis.
Dés l’âge de onze ans, je me promenais en cachette au guidon du cyclomoteur de ma mère — qui feignait de ne pas me voir —, un Motobécane Cady bordeaux avec lequel j’ai eu, un jour, la mauvaise idée d’aller au collège alors que je n’avais pas encore l’âge légal de conduire. Lors de la pause du midi, j’ai vu mon père débouler dans la cour de l’école d’un pas décidé. J’ai tout de suite réalisé que j’avais fait une connerie et que ça allait barder pour mon matricule. La claque que j’ai prise devant la foule réunie de mes amis m’a fait plus mal en raison de leur présence que par la force avec laquelle elle m’a été donnée (j’ai bien senti alors que mon père retenait son élan, mais mon amour-propre était atteint, malgré cette retenue).
Pourtant, dans la voiture, alors qu’il me ramenait à la maison en maugréant, j’ai compris à son expression, mais surtout à son regard, qu’il était fier de moi. Pas d’avoir transgressé les règlements (quoi que ça devait flatter sa fibre libertaire), mais de partager sa passion et de l’assumer en dépit des risques encourus. Cette escapade était la preuve tangible de notre communauté d’esprit. Une connivence qui ne s’exprimait pas en d’inutiles palabres — mon père n’était pas du genre bavard, il était de la vieille école —, mais par des signes faciles à déchiffrer, pour nous en tout cas.
Plus tard, quand il a constaté que mon frère Marc et moi-même étions atteints du virus, ça ne l’a pas surpris, bien au contraire. Loin de nous faire des reproches, ou des mises en garde futiles, comme le faisaient les parents de nos amis motards, il nous encourageait implicitement. Avec une complicité bienveillante.
Que nous fassions de la moto était donc logique, pour lui comme pour nous. C’était une transmission intergénérationnelle normale, qui s’inscrivait dans l’ordre naturel des choses. Ce qui me chicote cependant, c’est que ni mon frère, ni moi ne sommes parvenus à transmettre notre passion à nos enfants. Les filles de Marc ne semblent pas aimer la moto, mais elles sont encore jeunes et les choses peuvent évoluer. Quant à mon fils, qui est maintenant dans la trentaine, il n’est pas attiré par les véhicules à moteur. Il n’a même pas de permis de conduire. Pourtant, enfant, il a été bercé dans un univers où la moto prenait toute la place et il a parcouru des milliers de kilomètres derrière moi, en passager. Bizarre, non?