Les motos de Panurge
J’ai toujours été un solitaire. Pour paraphraser Groucho Marx, j’admets que « je ne serai jamais membre d’un club qui m’accepterait pour membre ». Pas par snobisme, mais par choix. Par conviction. Je suis ce que certains appellent avec mépris un « loner ». Comme si le fait d’aimer faire les choses seul, à ma façon et selon mes propres principes était condamnable. Je n’aime pas me réfugier à l’intérieur d’un groupe qui penserait pour moi ou me demanderait d’agir selon des préceptes auxquels je n’adhère pas totalement. Même si, ce faisant, je m’absolvais de la responsabilité de mes actes et j’étais protégé par la force du groupe. Mais ça ne m’empêche pas d’être solidaire et d’apporter ma pierre à l’édifice quand je l’estime nécessaire ou quand je pense que ça peut faire avancer les choses. Les deux attitudes ne sont pas incompatibles. Loin de là.
En fait, j’ai toujours jalousement protégé mon libre arbitre. Je fais tout pour le préserver. Dans ma vie sociale, comme dans la pratique du motocyclisme. Je roule le plus souvent en solo, par goût, en assumant les choix que je fais et les risques que je prends. Je ne demande à personne d’autre d’endosser mes décisions et je refuse que quiconque m’impose les siennes. Quand je roule avec des amis, nous le faisons chacun à notre rythme. Si j’ai envie de rouler vite, je pars devant et j’attends les autres lorsqu’un embranchement s’annonce. À l’inverse, si le rythme est trop rapide pour moi, je laisse les autres partir en avant et je les retrouve plus loin, plus tard. Parfois, nous roulons ensemble, à la même cadence, toute la journée. Mais jamais par obligation. Ni par convenance.
Durant mes vacances, j’ai été témoin d’un incident qui m’a conforté dans mon opinion et m’a montré le chemin qu’il nous restait à parcourir pour éduquer les motocyclistes, néophytes ou non. Et changer nos façons de faire.
Dans la grande côte située à la sortie de Baie-Saint-Paul, sur la route 138 ouest en direction de Québec, un groupe d’une quinzaine de motos roulait en formation compacte, à 85 km/h (sous la limite permise) dans la voie de gauche (en principe réservée aux dépassements). Dans celle de droite, un camion parvenait péniblement à conserver la même allure, en essayant de garder son élan et de se rendre en haut de la cote sans devoir rétrograder ou ralentir. Ce manège dura quelques kilomètres. Le groupe n’accélérait pas le rythme et se maintenait à la hauteur du semi-remorque. Derrière, la file d’attente s’allongeait. Irrémédiablement. L’impatience des usagers — à moto ou en auto — croissait. Les klaxons commençaient à se faire entendre et, soudain, un automobiliste excédé dépassa le groupe en coupant la double ligne jaune. En pointant un majeur furieux vers le ciel. Visiblement hors de lui. Et avec raison, dois-je dire. Moi-même je commençais à fulminer. Et à avoir honte d’être assimilé à ces zigotos dans l’esprit des gens. Quelques secondes plus tard, un motocycliste décida de se frayer un chemin entre les motos, zigzaguant furieusement entre elles et semant la panique dans le groupe. Lequel, ébranlé par l’expérience, finit enfin par accélérer un peu et se rabattre dans la voie de droite.
Ce genre de comportement, qui est inexcusable et dégénère rapidement en cas de rage au volant, aurait pourtant pu être évité si les motocyclistes avaient augmenté le rythme suffisamment pour dépasser le camion et se rabattre à droite. Ou si le groupe s’était scindé en petits sous-groupes de trois ou quatre motos, permettant ainsi aux autres usagers de doubler et de s’insérer naturellement dans le trafic.
Si nous conduisons comme des moutons de Panurge, nous allons finir comme eux. C’est inévitable. Si nous voulons survivre, dans la circulation, comme dans la société, il va falloir nous débarrasser de notre instinct grégaire. Mettre un terme à la pensée de groupe. Réapprendre à penser et à agir par nous-mêmes. Et assumer nos décisions. Mais, surtout, il va falloir arrêter de penser que la route nous appartient et commencer à nous comporter responsablement.