Nous sommes en plein mois de juillet. En ce début d'après-midi, la chaleur est étouffante dans la région de Toronto. Le thermomètre dépasse les 30 degrés. Mais il ne tient pas compte du taux d'humidité relative qui est particulièrement élevé. L'air est lourd et collant. Dans nos blousons de cuir, nous suons à grosses gouttes.
Nous, c'est Richard (Turenne) et moi-même. Nous venons de parcourir plus de 700 km entre Montréal et Hamilton pour ramasser une Triumph Street Triple R et une Concours 14 ABS. Personnellement, je lorgne avec envie du côté de la GT, car il nous reste encore 550 km à faire et je commence à ressentir des douleurs dans le dos et dans le cou. Mais, pour une fois, je ne peux pas invoquer mon âge canonique pour obtenir un traitement de faveur. Richard est plus âgé que moi. Il est déjà même à la retraite, c'est vous dire… Pourtant, il ne roule pas en pépère. Mais ça, c'est une autre histoire. Une que je vous raconterais un autre jour.
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La position de conduite de la Concours est détendue, le dos bien droit, les bras
et les jambes à peine repliées. |
Une version remaniée et raffinée
Jadis terrain de chasse exclusif de BMW, le créneau des GT à l'européenne est aujourd'hui pris d'assaut par les Japonaises qui réalisent le potentiel qu'il représente. Kawasaki l'a investi en 2008, avec la Concours 14, une moto dérivée de sa sportive ZX-14, s'adressant aux voyageurs au long cours qui recherchent la performance.
Dès sa sortie, la Concours 14 a été plébiscité pour la puissance phénoménale de son quatre en ligne de 1 352 cc, refroidi au liquide, qui crache 155 chevaux (plus de 160 avec le Ram Air). Cependant, quelques petits défauts de jeunesse ont forcé Kawasaki à apporter des correctifs à la Concours dans le but de rehausser ses prestations en mode tourisme. Outre un pare-brise plus large et plus haut de 70 mm, qui bénéficie d'un ajustement électrique sur quatre positions, le carénage affiche de plus grandes ouïes d'aération qui redirigent l'air chaud loin du pilote. Les rétroviseurs ont été rehaussés et des poignées chauffantes font leur apparition sur le millésime 2010.
L'électronique a également été soignée. La Concours bénéficie ainsi de plusieurs assistances au pilotage, à commencer par un module d'antipatinage appelé KTRC (Kawasaki Traction Control), d'un système de freinage combiné intelligent et paramétrable (K-ATC ou Kawasaki Advanced Coactive-braking Technology) jumelé à l'ABS, ainsi qu'un mode de conduite « Éco » qui permet de réduire la consommation d'essence et le niveau d'émissions polluantes. Dans ce mode, la cartographie d’injection est modifiée de façon à privilégier le rendement du moteur. La consommation moyenne baisse alors d'environ 20 %. Effort louable, mais achète-t-on une telle machine pour rouler à l'économie? Je n'en suis pas vraiment sûr.
Au niveau des gadgets, le Kipass (la clef électronique de Kawasaki, dotée d'un transpondeur) est modifiée, mais elle est toujours aussi inutile. D'autant que si l'on peut conduire sans clef dans le contact, on en a quand même besoin pour ouvrir le bouchon du réservoir à essence, les valises ou la selle. Par ailleurs, j'ai déjà oublié le Kipass dans le garage (la moto a démarré, car elle était à portée de cette clef à puce), ce qui m'a obligé à faire demi-tour après quelques minutes pour retourner le chercher. En d'autres occasions, lors des changements de pilote, par exemple, il est arrivé qu'il reste dans la poche du conducteur précédent. Personnellement, je ne vois pas son intérêt. Dans les faits, on a remplacé une clef coûtant moins de cinq dollars et fonctionnant parfaitement par un système électronique complexe, coûteux (près de 200 $) et sans aucune utilité réelle. Sans parler des risques d'oubli, de perte ou de panne.
Sur les flancs du carénage, on retrouve toujours ces quatre larges encoches — on dirait les griffures d'une bête fantastique et monstrueuse —, qui me font immanquablement penser à la Ferrari Testarossa. Dans sa robe bleu nuit, notre modèle d'essai est superbe.
La position de conduite est royale. On est assis droit, les bras pas trop tendus, les jambes dépliées. En plus, le réservoir ne force pas le pilote à conduire les jambes écartées. Enfin, l'image renvoyée par les rétroviseurs est claire. Il ne reste plus qu'à tailler la route…
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Entre routière au long cours et sportive à sacoches, la Concours
cherche son identité. |
À l'assaut des grands rubans d'asphalte
La sortie de Toronto est pénible. La circulation est dense sur la 401. Les bouchons s'étalent jusqu'à Port Hope. La chaleur qui se dégage du carénage de la Concours 14 est intolérable (elle le serait sur n'importe quelle moto carénée dans les circonstances) et de grosses bouffées d'air chaud remontent dans mon casque. J'aurais dû me taire et prendre la Triumph. Au moins, j'aurais eu un peu d'air frais en roulant. Même si ça ne fait qu'une heure qu'on a quitté Toronto, je commence à avoir mal au postérieur, à l'arrière de la cuisse droite. La selle semble moins confortable qu'elle en a l'air au premier coup d'œil. Et la 14 est encombrante dans la circulation. Difficile de remonter les files avec une machine pourvue d'un aussi gros cul. Il faut dire que les sacoches ne font rien pour arranger les choses.
Nous changeons de monture à Port Hope, puis tous les 200 kilomètres par la suite, afin de changer le mal de place, mais aussi dans le but d'évaluer le comportement autoroutier de nos deux motos de test. Chaque fois que je reviens sur la Kawasaki, je suis surpris par sa largeur. Le poste de pilotage me fait penser à un cockpit de Boeing 777 (j'en ai vu un de près il y a peu de temps, c'est pour ça que je peux comparer). Par sa largeur d'abord, mais aussi par la multitude des écrans et des commandes qu'on y retrouve. En plus des nombreuses informations qu’il affiche (température extérieure, consommation moyenne et instantanée, autonomie restante, pression des pneus, rapport engagé, etc.) il permet de modifier les différents paramètres de la moto.
En mouvement, cette impression de largeur persiste. La Concours possède une stature imposante, plus que certaines routières que j'ai eu l'occasion de conduire récemment (j'avais une R1200RT et une Honda VFR1200F en même temps que la Kawasaki, ce qui permettait de confronter ces routières entre elles). Son train avant renvoie une impression de lourdeur qui m'amènera à vérifier la pression du Bridgestone BT021F de série pour m'assurer qu'il n'était pas sous gonflé. Rien à signaler de ce côté. Ni du côté de la fourche dont l'ajustement sur les deux tubes de fourche sont rigoureusement identiques. À moins que ce soit le profil du pneu avant qui cause cette sensation. Difficile à déterminer. L'autre chose que je remarque aussi au fil des kilomètres, en ligne droite, c'est une tendance à peine perceptible de la machine à tirer vers la droite. Au point où il faut corriger en poussant imperceptiblement sur le guidon, ce qui finit par engendrer une douleur aux poignets.
Sur l'autoroute, le vaisseau amiral de Kawasaki semble flotter sur un coussin d'air. À une vitesse de croisière raisonnable, soit entre 100 et 140 km/h, il ronronne respectivement à 3 000 tr/min et à 4 000 tr/min en sixième. Il fait preuve d'une souplesse impressionnante et reprend aussi bas que 1 000 tr/min en sixième, sans ronchonner. À ce sujet, notons que le dernier rapport est un « overdrive » particulièrement démultiplié, afin de réduire la consommation de carburant, ce qui explique le régime de croisière bas de la Concours.
Malgré un couple imposant, sur papier, le gros quatre en ligne manque de peps à bas régime et est avare en sensations, particulièrement en dessous de 4 500 tr/min. Dans la partie basse de sa bande de puissance, les reprises sont modestes pour un bloc aussi gros et disposant d'autant de couple théorique. Un comportement qui serait imputable à la distribution à programme variable, semble-t-il. Pour commencer à bénéficier du coffre du 1400, il faut dépasser les mi-régimes fatidiques. Là, on est soudainement gratifié par des accélérations époustouflantes. De 4 500 à 10 500 tr/min, début de la zone rouge, le moteur de la Concours 14 tire furieusement, au point de vous allonger les bras, retrouvant d'un coup ses origines de sportive pure et dure. Dans un grondement sourd pas désagréable du tout.
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La protection offerte par le carénage de la Concours 14 est bonne, mais les turbulences émises par la bulle ajustable en quatre positions sont gênantes, sur tous les réglages. |
En plus de sa souplesse étonnante, le bloc Kawasaki est exempt de vibrations et se montre onctueux. Il est complété par un cardan que l'on oublie, tellement son opération est transparente. Pas de soulèvement intempestif de l'arrière à l'accélération, pas d'affaissement au freinage… un comportement totalement neutre. La boîte de vitesse est également efficace, se montrant douce et précise à la fois. Ajoutez à cela l'excellence des systèmes d'aide à la conduite (K-ACT et KTRC) et vous obtenez une machine dont l'agrément de conduite est de très haut calibre.
En ce qui a trait à la consommation de carburant, la Concours 14 se situe dans la moyenne. À l'occasion de ce test de plus de 2 000 kilomètres, elle a maintenu une moyenne de 6,5 L/100 km pour une autonomie de 338 kilomètres. Il est à noter que nous n'avons presque pas utilisé le mode « Éco » et que nous n'avons pas été tendres avec l'accélérateur. Il est donc possible de faire baisser la consommation — et ainsi augmenter l'autonomie — en adoptant une conduite plus « politiquement correcte ».
Les GT sont des routières richement équipées capables de traverser les continents à la vitesse d'un TGV. Et voyager au guidon de telles machines rend presque zen. Au point où l'on a parfois l'impression de se laisser mener, surtout sur les grandes voies rapides. Grâce à son équipement pléthorique, qui inclue des poignées chauffantes (mais pas la selle) très pratiques et une prise douze volts dans laquelle on peut brancher une veste électrique, par temps froid, ou un GPS, la Concours 14 est une grande voyageuse rapide. Ses sacoches de 39 litres de contenance sont idéales pour voyager — en plus, elles sont étanches, ce qui ne gâte rien — et elles peuvent être complétées par un coffre arrière optionnel de 47 litres de capacité. Sinon, le porte-paquet ajouré permet de transporter suffisamment de bagages dans un sac souple (un sac marin étanche, par exemple) pour envisager des excursions de plusieurs jours en couple.
La protection offerte par la bulle de carénage est bonne, dans l'ensemble. Il est dommage cependant que celle-ci génère des turbulences gênantes sur toute la plage d'ajustement du pare-brise. En position basse, un tourbillon d'air venait frapper mon casque au niveau des oreilles, au point où le bruit devenait intenable, malgré mes bouchons auditifs. En position haute, la bulle générait un retour d'air à l'arrière de mon casque et dans le haut du dos. Pas très agréable. En duo, le passager est bien assis et bénéficie d'un confort supérieur. Il peut se retenir au porte-paquet et n'a pas les jambes trop repliées. Par ailleurs, il est à l'abri des éléments et ne souffre pas de mouvements d'air désagréables.
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Sur les routes secondaires, la Concours 14 permet de rouler à un bon rythme, mais
n'est pas une sportive pour autant. |
Le bonheur est-il dans le pré?
De retour à Montréal, où j'ai pu vivre au quotidien avec la Kawasaki, m'en servant pour tout et rien, j'ai vite constaté qu'elle était massive et que son gabarit imposant la handicapait en ville. Comme la plupart des machines de sa catégorie d'ailleurs. En raison de son poids de 304 kilos tous pleins faits, elle ne peut raisonnablement pas se mesurer aux sportives, aux roadsters ou aux standards, pas en ville en tout cas. La première chose que j'ai faite a été d'enlever les sacoches latérales afin de retrouver un semblant de finesse. Ce qui n'empêche pas qu'il faut rester prudent pour négocier la circulation dense de la métropole à certaines heures. Et je ne parle même pas de se faufiler dans le trafic, puisque c'est illégal et que personne ne pratique ce « sport » de ce côté-ci de l'Atlantique… Heureusement, la souplesse et le couple du moteur constituent des atouts non négligeables dans cet environnement.
Mais, comme tout bon motocycliste qui se respecte, j'essaie de ne pas trop moisir en ville. « Le bonheur est dans le pré », comme l'affirmait Michel Serreault dans le film d'Étienne Chatiliez. Nous sommes donc partis à plusieurs pilotes pour une balade champêtre en compagnie de la BMW R1200RT et de la Honda VFR1200F, afin de juger le potentiel de la routière de Kawasaki sur les routes secondaires bosselées du Québec.
Une erreur fréquente consiste à confondre puissance moteur et comportement sportif et, dans le cas présent, nous nous sommes efforcés de faire la distinction entre les deux concepts. Le premier constat qui s'impose au guidon de ces machines superlatives, c'est qu'elles vous permettent de rouler très vite sur ce genre de routes, mais qu'elles ne sont pas des sportives pour autant. Leur partie cycle n'est pas aussi affûtée que celle de leurs sœurs pistardes et leur gabarit limite leurs prétentions.
Dans le cas de la Kawasaki, puisque c'est d'elle dont il est question ici, elle se montre efficace, mais son potentiel sportif est entamé par un train avant assez lourd et par un poids en ordre de marche conséquent. Elle demande de la vigueur pour être placée sur l'angle dans les virages en épingle, mais encore plus quand vient le temps de négocier des enchaînements de virages serrés. Lors des changements d'angles rapides, elle manque de vivacité, mais son comportement reste neutre. Dans les grandes courbes, elle maintient sa trajectoire, imperturbable et ne danse pas sur ses suspensions. Il faut seulement s'assurer de ne pas dépasser les limites de la machine, car les erreurs sont difficiles à rattraper avec des motos d'un tel gabarit.
Le freinage est excellent et offre un très bon ressenti. On peut même se permettre de renter en virage sur les freins, sans que la moto cherche à se redresser exagérément. L'ABS K-ACT est efficace, comme nous avons pu le constater, et se montre transparent dans son utilisation.
Quant à l'antipatinage, nous n'avons pas vraiment eu l'occasion de l'évaluer. Et les conditions météorologiques ont été parfaites pendant toute la durée de ce test.
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Le tableau de bord de la Concours 14 est complet. On dirait le cockpit d'un Boeing 777. |
Une bonne GT
La Kawasaki est une bonne GT, mais elle souffre d'une crise d'identité évidente. Si elle est effectivement dotée d'un moteur de sportive, son comportement s'apparente plus à celui d'une grosse routière qu'à celui d'une Z1000, voire d'une ZX-10R. En fait, elle fait toujours le grand écart entre les deux paradigmes du créneau GT sport. Son moteur, bien qu'il soit extrêmement coupleux et puissant est avare de sensations, tandis que son poids élevé, jumelé à la lourdeur du train avant, pénalise ses aptitudes sportives. D'un autre côté, les turbulences générées par le pare-brise et le confort relatif de la selle sur de longs trajets entament son agrément routier. Elle se reprend néanmoins par un équipement complet et des assistances au pilotage efficaces. Mais, au risque de paraître chipoteux, elle ne parvient pas à bousculer la hiérarchie établie dans ce créneau très disputé dans lequel les BMW K1300GT et R1200RT règnent sans partage, et ce, aux deux extrémités du spectre. D'autant qu'à plus de 20 000 $, la version ABS entre directement en compétition avec les deux routières de Munich qui sont encore plus équipées... |