Mon premier contact sur route avec la Super Duke remonte au mois de novembre 2005. J'avais alors effectué un voyage de presse de près de 3 000 km au guidon d'un modèle orange, sur la Côte d'Azur. Le coup de foudre instantané! Je renouvelais l'expérience un an plus tard, en Allemagne, à l'occasion du Salon Intermot de Cologne, en octobre 2006. Puis, l'an dernier, KTM Canada me prêtait une Super Duke pour un essai de longue durée. Un modèle anthracite avec des pots Akrapovic, une selle monoplace et une foule d'accessoires en fibre de carbone. Presque un modèle R, déjà. Durant l'été, j'ai parcouru près de 7 000 kilomètres à son guidon, dont un voyage de 1 500 kilomètres à Parry Sound, dans la Baie Georgienne, en Ontario, en compagnie d'une BMW R1200R. À cette occasion, j'ai pu constater le confort étonnant de la KTM, surtout que son allure de roadster rebelle ne laissait pas présager un tel comportement.
Cette année, je suis nettement moins verni. Je n'ai eu droit qu'à une maigre semaine de prise de contact avec la version R, en plein milieu du mois de septembre. Pendant trois jours, la pluie abondante m'a tenu à l'écart de la route. Puis, quand le soleil est enfin sorti, la température est descendue radicalement. J'ai néanmoins réussi à accumuler près de 800 km durant les quatre journées restantes, dont une centaine sur le circuit de l'Autodrome St-Eustache. Où je me suis régalé comme un gamin enfermé dans un magasin de jouets.
La Super Duke R a été créée, à l’origine, pour la piste. Principalement destinée aux coureurs, elle a permis la création de séries monomarques (KTM Super Duke Battle, KTM Super Duke Cup) et a défendu les couleurs de la marque de Mattighofen dans différents championnats nationaux (Canadian Thunder, Roadster Cup, etc.). Même si on la retrouve accessoirement sur la route, ce n’est pas son territoire de prédilection. Particulièrement au Québec où l’état piteux du réseau routier l’empêche de faire étalage de ses talents.
En 2007, KTM a assagi la géométrie de direction de sa Super Duke standard (chasse de 23,9 degrés et déport de 100,7 mm) pour satisfaire sa clientèle routière qui la trouvait trop nerveuse. Pour la R, la firme autrichienne est revenue à la géométrie radicale du modèle original. La chasse et le déport s'établissent désormais à 22,7 degrés et 93,9 mm. Ces valeurs permettent de retrouver le comportement vif, un tantinet nerveux, du train avant qui m'avait enthousiasmé à l'époque. La pose d'un amortisseur de direction corrige efficacement ses mouvements intempestifs. Les autres modifications de partie-cycle incluent une grosse fourche inversée USD WP de 48 mm, issue de la compétition, dont les tubes reçoivent un traitement antifriction au nitrure de titane, un amortisseur à quadruple réglage, doté d'un ressort plus long et un freinage Brembo monobloc, à fixation radiale, étonnant d'efficacité. Sans oublier quelques détails esthétiques comme une selle monoplace et une robe noire soulignée par un cadre et des composants oranges.
Malgré les changements apportés, la position de conduite de la R reste très similaire à celle de la Super Duke. On est cependant assis 15 mm plus hauts, et ça se sent d'emblée. Là, je suis carrément sur la pointe des pieds, ce qui n'était pas le cas précédemment (la selle de la R culmine à 865 mm, contre 850 mm pour la standard). On se sent également un peu plus basculé sur l’avant, le dos un poil courbé, les jambes plus repliées. Les pieds sont à peine reculés et les bras écartés en raison du large guidon tubulaire au cintrage bien étudié. La selle monoplace a l'air plus inconfortable qu'elle l'est en réalité. L'assise est constituée d'un bloc très fin, à peine rembourré, qui n'est pas destiné aux excursions transcontinentales, mais est conçu pour permettre au pilote de se déplacer facilement en conduite sportive, sur circuit. Dans cet environnement, la selle est adéquate. Sur route, elle vous incite à faire des pauses fréquentes pour vous dégourdir les fessiers. Le réservoir demeure étroit au niveau des cuisses et on peut facilement caler ses genoux dans les échancrures latérales qu'il comporte. Les leviers de frein et d’embrayage sont jumelés à des maîtres-cylindres à pompe radiale et leur éloignement est réglable. Tous les équipements respirent la qualité et la finition est sans critiques.
Le bicylindre de la Super Duke R gagne 12 chevaux et affirme encore davantage son caractère explosif. Avec 132 chevaux disponibles d'une simple rotation de l'accélérateur, le V2 autrichien est carrément bluffant. Il autorise un régime maxi de 1 000 tours supérieur à celui de la version standard, grâce à l'adoption de pistons plus légers, de nouvelles bielles, de soupapes d'admission en titane plus larges et de corps d'injection de plus gros diamètre. Par ailleurs, l'allègement de l'embiellage et du volant de compensation contribue à réduire notablement les vibrations. Afin d’assurer une meilleure stabilité thermique, les canalisations de refroidissement des culasses et la pompe à eau ont été optimisées. Toutes ces modifications sont bien sûr invisibles à l’œil nu. Ce qui n'est pas le cas de l’échappement Akrapovic monté en série sur la R, qui saute littéralement aux yeux. Et émet une mélopée envoûtante qui vous prend aux tripes.
Le bicylindre ouvert à 75 degrés dispose d’un double arbre à cames en tête, de quatre soupapes par cylindre et d’un refroidissement au liquide. En dehors de sa puissance accrue, il offre un couple de 75 lb-pi à 8 000 tr/min. De 2 000 à 3 500 tr/min, le moteur est dans sa zone d'inconfort et il est difficilement exploitable. La moto hoquette et donne des à-coups violents, très désagréables, quel que soit le rapport engagé. Ceci est en partie dû à une démultiplication longue. Il faut faire cirer l’embrayage en première si on ne veut pas caler. En ville, conduire la R dans la circulation dense n’est pas une expérience plaisante. Je soupçonne aussi la cartographie d'injection d'être partiellement responsable de ce comportement erratique. Sur circuit, par exemple, il est très difficile de doser l’accélérateur efficacement et de conserver un pilotage coulé, en douceur. L’ouverture et la fermeture des gaz s’accompagnent souvent d’un à-coup qui se transmet à la direction. Par contre, dès qu’on accélère, le phénomène s’estompe. Les choses s'améliorent entre 3 500 et 6 000 tr/min où le couple est abondant, mais semble en retrait par rapport au modèle standard, ce qui s'explique par le fait qu'il est délivré 1 000 tours plus haut que sur ce dernier. Entre 6 000 et 8 500 tr/min, le moteur est particulièrement rempli et grisant. C’est dans cette plage qu’il donne le meilleur de lui-même et se montre le plus efficace sur circuit ou sur les routes secondaires. Puis, jusqu'à la zone rouge, qui débute à 10 600 tr/min, c’est la charge de la cavalerie lourde. Un vrai feu d’artifice! Une chose saute cependant aux yeux dès les premiers tours de roue : il est évident que la R accélère plus fort que le modèle standard. Chez KTM, on n’a pas révolutionné la Super Duke, mais on l'a transformé en profondeur. Cette R maîtrisera les routes défoncées moins efficacement que la Super Duke, en raison d’une partie cycle plus rigide, mais sur circuit ou sur route bien carrossée, elle prendra nettement l’avantage.
Relativement étroite, la R est néanmoins handicapée par un rayon de braquage réduit. Sa maniabilité et sa vivacité en ville en souffrent. Ce qui ne l'empêche pas de se faufiler avec aisance dans la circulation. Grâce au couple de son moteur, elle s’extirpe de la circulation en un coup d’accélérateur. Elle se débrouille bien en milieu urbain, même si elle s’y sent un peu à l’étroit. Comme un lion en cage. Elle préfère de loin les grands espaces, les routes secondaires sinueuses au revêtement impeccable où elle peut s’exprimer pleinement. Mais à la vue d’un circuit, elle s’éclate littéralement et vous procure un plaisir intense. C’est son territoire. Son domaine!
Née pour l’attaque, la Super Duke R a aujourd’hui des arguments pour séduire et convaincre. Avec un poids à sec de 186 kilos, c'est un outil de précision sur les routes viroleuses bien pavées. Légère, elle se balance d’un virage à l’autre avec facilité et maestria. Le châssis est toujours aussi réactif, mais fait preuve d'une stabilité étonnante, surtout sur piste. À l'occasion de notre journée d'essai libre à l'Autodrome St-Eustache, je n'ai ressenti aucune amorce de guidonnage ou de louvoiement. Il faut cependant dire que le revêtement de la piste est plutôt en bon état, comparativement à celui des routes québécoises. En revanche, lors d'une sortie sportive sur la 341 Nord, dans la région de St-Jacques/Crabtree, j'ai été surpris par un mouvement intempestif et soudain de la colonne de direction, alors que j'étais en pleine accélération sur une portion de route bosselée. Heureusement pour moi, l'amortisseur de direction s'est chargé de contrer ces velléités de rébellion.
La Super Duke R aime être violentée. C'est poussée à la limite de l’insanité qu'elle se révèle pleinement. Un véritable scalpel en virage. Elle apprécie les «wheelies», les «stoppies» et autres dérapages contrôlés. Mais, par-dessus tout, elle adore la conduite sportive : rentrer en courbe sur les freins, flirter avec le point de corde sur un filet de gaz et ressortir en pleine accélération. Très agile dans les enchaînements, elle bondit d'un virage à l'autre, servie par une motricité étonnante renforcée par les fabuleux Pirelli Diablo Corsa III qui l'équipent. Ils sont à la hauteur de la partie cycle et permettent d’atteindre des inclinaisons extrêmes, en toute sécurité. Ils offrent une adhérence supérieure, en ligne droite comme sur l’angle, et sont très prévisibles. La massive fourche WP à poteaux de 48 mm ne plonge pratiquement pas. Elle est ferme sans être raide et permet au train avant de rester bien planté. Le mono-amortisseur arrière, réglable dans tous les sens, est délicat à régler et se révèle trop ferme sur route. Sur piste, il est nettement plus efficace. Il procure motricité et efficacité à la mise sur l’angle. Dans les longs virages rapides, la R fait preuve d’un comportement neutre. Elle maintient sa trajectoire, imperturbable, rivée au bitume. Sa garde au sol est abondante, sur route comme sur piste.
Les freins sont extrêmement puissants et leur réactivité est étonnante, spécialement dans le cas du frein avant. Il s’agit d’un double disque Brembo monobloc de 320 mm, pincé par des étriers à fixation radiale, à quatre pistons et quatre plaquettes en métal fritté pour une plus grande douceur d’utilisation. Le frein arrière (simple disque de 240 mm à étrier simple piston) est puissant. Il possède une course assez longue et une bonne rétroaction. Ce qui permet de bien maîtriser les dérapages contrôlés. Lesquels sont faciles à initier.
Il suffit de partir pour une balade de plusieurs centaines de kilomètres pour se rendre compte que la R n’est pas une aussi bonne voyageuse que la Super Duke. La selle devient vite inconfortable et la protection à haute vitesse est presque nulle. À plus de 160 km/h, il faut rentrer dans sa coquille comme un escargot et se blottir derrière le cockpit pour se protéger des éléments. De plus, la sècheresse des suspensions, que l’on apprécie sur piste, devient un handicap sur notre réseau routier malmené. La moindre bosse, le moindre trou vous maltraitent la colonne. De plus, il est impossible d’arrimer quelque bagage que ce soit. On peut installer une sacoche de réservoir (pas magnétique cependant, car le réservoir est recouvert de plastique) ou porter un sac à dos.
La R ne favorise pas la vie de couple. En raison de sa selle monoplace et de l’absence de repose-pieds, il est impossible de transporter un passager. De toute façon, si c’était possible, il vous le reprocherait toute sa vie. Ce qui serait également nuisible à votre relation.
Au niveau de la consommation, le twin autrichien se montre un poil gourmand, avec une moyenne de 6,6 L/100 km en conduite agressive. Ce qui donne une autonomie de 279 km.
La Super Duke R n’est pas destinée à tous les motocyclistes. Elle s’adresse avant tout aux fanas de conduite sportive, aux accros à l’adrénaline et aux «coureurs du dimanche» pour qui le plaisir se mesure en dixièmes de seconde et en degrés d’inclinaison. Les autres, ceux qui aiment les roadsters sportifs, mais exigent qu’ils soient polyvalents, préfèreront la Super Duke standard. Très à l’aise sur un circuit, la R y donne le meilleur d’elle-même. Cependant, elle est physique à piloter à la limite et requiert un certain niveau de compétence de la part de son pilote. Même son injection brutale à bas régime, dans la circulation urbaine, ne constitue plus un handicap dans la mesure où le moteur évolue pratiquement toujours au-dessus de 4 000 tr/min. Sur les petites routes sinueuses, elle excelle dès qu’on assouplit un peu la suspension. Radicale, racée, la R est une moto exclusive. Elle revendique haut et fort son héritage et assume pleinement son caractère délinquant. La KTM n’est pas une moto consensuelle. Elle ne cherche pas à plaire au plus grand nombre. C’est même le dernier de ses soucis. Il s’agit un diamant brut qui brille de mille éclats et dont les petits défauts de surface garantissent sa valeur aux yeux des experts. C’est une machine d’exception que l’on doit apprendre à aimer pour ce qu’elle est. Sans plus! |