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D'escapades en aventures

Photos : Didier Constant, Dave Beaudoin, DR

Aussi loin que je me souvienne, la moto a toujours fait partie de ma vie. Jeune, les posters de mes idoles — Barry Sheene, Yvon Duhamel, Jarno Saarinen, Giacomo Agostini, Mike Hailwwod — recouvraient le papier peint de ma chambre au grand dam de mes parents. Ils côtoyaient les affiches de Che Guevara, d’Arthur Rimbault, d’Edmund Hillary au sommet de l’Everest ou de Pelé.

Solex 3800

Solex 3800

Ado, j’ai connu mes premiers émois mécaniques sur des Solex antiques et de vieilles Mobylettes bricolées avec les moyens du bord au guidon desquels j’ai réalisé mes premiers exploits et vécu mes premières chutes. C’est de cette époque que date mon amour immodéré des casques intégraux.

Le premier deux-roues motorisé à vitesses que j’ai conduit était une Motobécane D52 1969, un monocylindre de 49,9 cc à boîte 5 vitesses qui atteignait la vitesse fulgurante de 75 km/h. Puis, quelques mois plus tard, j’ai piloté une magnifique Gitane Testi Champion Super 1974. Une authentique bombe pour l’époque qui frôlait les 100 km/h. Avec un vrai cadre double berceau, un monocylindre deux-temps Minarelli de 49,9 cc, une boîte 6 vitesses, un carburateur Dell’Orto de 19 à cornet, un réservoir long et effilé, une mini selle de course, une fourche Cériani, un pot de détente, un frein avant à 4 cames… Une machine sensuelle et résolument moderne, même selon les critères actuels ! Mon premier coup de cœur mécanique ! Aujourd’hui encore je regrette de m’en être séparé.

Depuis, j’ai possédé une vingtaine de motos et je n’ai jamais cessé de rouler, à raison de 50 000 km par année en moyenne. Sans ce satané hiver, j’en parcourrais facilement 75 000. Mais voilà ! J’habite au Québec. Au royaume de la neige, de la glace et du froid polaire. Et de l’interdiction de conduire une moto du 15 décembre au 15 mars. Non ! Je ne déconne pas ! C’est la loi ! Plus stupide tu meurs !

GitaneTesti-1974-02

Gitane Testi Champion Super ! J’ai encore des frissons en le voyant.

En auto – et j’ai pourtant beaucoup voyagé en quatre roues –  je n’éprouve jamais le même plaisir ni les mêmes émotions qu’à moto. Je me sens passif. Observateur inutile. Prisonnier en liberté surveillée. En cage !

Sur deux roues, je suis au cœur de l’action. Libre ! La route est là, sous mes pieds, qui défile. Parfois, je la caresse de la pointe de ma botte comme pour établir un lien avec elle. Je la reconnais à son revêtement, à sa couleur, à sa texture, à son odeur même. Je suis capable de deviner l’adhérence qu’elle offre d’un simple coup d’œil. De discerner les gravillons dans une courbe, les trous et les dos d’âne, les cadavres d’animaux écrasés. Elle et moi on se tutoie. On s’appelle par nos petits noms. On est complices, en quelque sorte.

Curieusement, la moto me permet d’échapper à ma finalité, même si celle-ci est incluse dans l’idée même de voyager. C’est une façon de m’inscrire dans une certaine forme d’immortalité. De marcher dans les pas de mes ancêtres. Parfois, en empruntant une route familière que j’ai déjà prise avec mes parents, quand ils étaient encore vivants, j’ai le sentiment diffus de rouler dans leurs traces, de ressentir leur présence. Comme si pendant un instant le temps s’effaçait, ou plutôt des espaces-temps différents se superposaient au point de ne faire plus qu’un. Comme dans un flashback au cinéma.

Drôme, France, 2011

Drôme, France

Quand je traverse un paysage sublime, tellement qu’on dirait qu’il a été peint par Claude Monet ou décrit avec moult détails par Jean Giono, je me laisse envahir par l’émotion, les ambiances. Je ressens la texture de l’air, la prégnance des odeurs, la complexité des sons. Tout mon corps est en éveil. Au service de ma passion.

Dans mon casque, mes soliloques intérieurs me servent de musique de fond. Mes pensées prisonnières de cette cellule protectrice y circulent librement, avec une acuité étonnante et une vitesse étourdissante. Parfois, je me surprends à chanter à voix haute dans mon intégral. Ça doit vous arriver aussi, non ? Spécialement dans les moments difficiles. C’est ma façon de chasser mes idées noires, de combattre les aléas de la route — la pluie qui tombe à verse, par exemple, comme la fois où mon pote Richard et moi avons roulé pendant huit heures sous des trombes d’eau et dans un froid glacial, de Cologne à Steinbrunn-Le-Haut, en Alsace — un moyen de rompre l’ennui d’un trajet monotone et inintéressant.

Dans ces moments-là, le plus dur n’est pas de passer au travers de ces vicissitudes, mais de savoir quand elles prendront fin. L’incertitude est le cancer de l’âme, particulièrement dans l’adversité. Une route asphaltée qui se transforme en chemin de terre, ce n’est pas grave en soi, mais au bout de quelques kilomètres on se questionne. Combien de temps cela va-t-il encore durer ? Est-ce que je devrais faire demi-tour ? Continuer ? Même chose dans un embouteillage monstre. Ou lorsque l’aiguille de la jauge à essence frôle la réserve en rase campagne et qu’aucune station à essence ne pointe à l’horizon. Dans le doute, notre esprit échafaude mille plans, entrevoit mille difficultés et évalue toutes les éventualités qui se présentent à lui.

Montbrun-les Bains, France, 2012

Ma Inazuma avec la Fazer 600 de mon pote Dave — Montbrun-les Bains, France, 2012

Rouler à moto c’est activement vivre la solitude. Se couper du monde tout en en faisant intégralement partie. Personnellement, j’aime les gens, discuter avec eux, échanger. Mais j’ai beaucoup de difficulté avec ceux qui me racontent des histoires interminables, alors que j’ai compris dès le début où ils voulaient en venir. Mon ancien patron avait coutume de dire : « si tu n’es pas capable de me présenter ton projet en moins de 60 mots, la réponse est non ! » Aller à l’essentiel pour ne pas barber son interlocuteur. En règle générale, j’ai horreur des « small talks ». Parler de la pluie ou du beau temps à seule fin de meubler le silence, ça me gonfle !

Avez-vous remarqué qu’il suffit que vous écoutiez de la musique, les écouteurs enfoncés dans les oreilles, pour que les gens aient un besoin irrépressible de vous parler ? C’est systématique. Ils n’ont rien de particulier ou d’intéressant à vous dire, ils sont juste dérangés par le fait que vous vous isoliez. Ils cherchent un prétexte pour que vous vous intéressiez à eux. Que vous « validiez » leur présence. En revanche, si vous manifestez le désir d’avoir une discussion sérieuse, ils vont chercher un moyen d’y échapper. D’accélérer le pas pour que vous ne les importuniez pas davantage. Ou de couper court par un « Je te laisse ! J’ai à faire ! »

À moto, je profite pleinement de cette liberté, de cette solitude choisie. Nietzsche dit : « Seules les pensées qui vous viennent en marchant ont de la valeur ! » Dans mon cas, ce sont celles qui me viennent en roulant qui sont souvent le plus dignes d’intérêt. Rouler m’inspire. Me donne des idées. Au départ d’un périple, je n’ai souvent qu’un but en tête ; le mener à bien, sans embuche, même si je ne sais pas toujours clairement ni où je vais ni comment j’y vais. Pourtant, au retour, j’ai des tonnes de projets. Et une certaine mélancolie aussi. Je suis content d’être arrivé à destination, en un seul morceau, d’avoir vécu mille aventures qu’il me tarde de raconter à mes proches, mais, dans le même temps, je ressens une tristesse sourde. Comme si une partie de moi était restée en chemin.

La GSX1400 de mon frère et ma Inazuma en balade

En balade avec mon frère

Tolstoï dit : « Lorsqu’un homme est en mouvement, il donne toujours un but à ce mouvement. » C’est en partie vrai, bien que je ne sois pas totalement convaincu qu’il faille « l’espoir d’une terre promise pour trouver la force d’avancer ». Parfois, une idée, même diffuse suffit. Une envie d’ailleurs. De nouvelles rencontres. D’un chemin à découvrir. En fait, je me sens plus proche d’un Jack Kerouac. Je pars souvent à l’aventure sans but précis en me disant que je verrai bien où la route me mènera, au gré des rencontres, des péripéties du voyage. En vrai vagabond. Voyageur sans attache qui n’attend rien si ce n’est un sourire. Une main tendue, à l’occasion.

Quelques-unes de mes motos

11 réponses à “Anatomie d’une passion”

  1. Richard

    « Parfois, je me surprends à chanter à voix haute dans mon intégral. Comme la fois où mon pote Richard et moi avons roulé pendant huit heures sous des trombes d’eau et dans un froid glacial, de Cologne à Steinbrunn-Le-Haut, en Alsace »
    Je viens de comprendre ce qui a causé le bris de mon Sena…

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  2. Pierre G.

    Merci pour Giono.
    « Ainsi, pendant toute ma jeunesse, j’ai eu cette montagne à conquérir. Elle fuyait devant mon pied comme une bête pourchassée ; elle se cachait sous les brumes, dans les nuages du ciel et dans les nuages de feuilles de la terre. Plus d’un soir, après la poursuite, haletant de tout un jour de chasse, je me suis surpris à écouter dans les chênaies comme le bruit d’une fuite : le bruit d’un monstre qui fuyait devant moi en écrasant les feuillages » (Présentation de Pan)
    L’important n’est pas la destination, mais le chemin.

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  3. stéphane Jacquin

    Très juste cette description de la passion des deux roues, quelle que soit la monture pourvu qu’il y ait une sorte d’ivresse, d’un plaisir certes solitaire dans son casque, mais souvent partagé avec d’autres compagnons de route le soir à refaire la journée passée lors d’un bon repas.
    Jeune on cherche la performance, plus tard c’est plutôt l’aventure, la découverte de lieux, de routes, inconnu, une envie de faire un tour du monde en moto.
    La vie est toujours trop courte profitons de chaque instant.

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  4. Bob

    C’est une belle ode à notre passion loin des oppositions entre les pro japonaises contre les pro européennes. J’y retrouve ce qui m’a fait aimer la moto – toute la moto – depuis 45 ans.
    Et un grand sourire en voyant ta dernière moto. Une sorte de retour aux sources.
    Merci Didier et à très bientôt au chaud dans le midi…enfin j’espère.

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  5. Yamyam

    J’me sens moins seule… Moi aussi j’hurle souvent sous mon casque je chante à pleine voix, tout y passe en matière d’onomatopées genre cri qui tue (mon krikitu perso) à l’émergence de cette sensation de maîtriser encore une fois les forces obscures de l’équilibre. Et si j’ai bien négocié ma route du jour je m’envoie un « Yes » sonore en rigolant comme un démon, ça détend les zygomatiques et ça lisse les rides!

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  6. Philippe Causse

    Super Didier… Me suis reconnu dans plein de situations et notamment le début en solex sauf que moi il n’y avait que des posters de Sheene dans ma chambre… Mais 27 quand même !!! Merci pour cet article et à bientôt sur les routes helvétiques !!!

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  7. Alain Paquin

    Encore une fois, un superbe texte! J’ai cru reconnaitre quelques photos de paysages ainsi que certaines motos…

    Alain

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  8. Flo

    Le Haut-« Kronembourg » sous la pluie…. Un comble! 😉

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